Ces trois dernières années, un climat d’effervescence fait vibrer d’un air nouveau l’île de la révolution. Un important programme de réformes a été lancé sous le gouvernement de l’actuel président Díaz-Canel. Cuba veut entrer de plain-pied dans le XXIe siècle, mais la sortie de l’ère castriste implique aussi un exercice inédit pour le parti unique au pouvoir : être à l’écoute de ceux qui ne veulent plus se taire. Le sociologue Michael Heisenberg exprime dans cet article ses inquiétudes et les engagements qui lui tiennent à cœur.
Photo : BBC
‘Depuis l’adoption de la nouvelle Constitution en 2018, ainsi que la récente unification de la monnaie et l’ouverture aux investisseurs étrangers, les Cubains vivent dans l’expectative d’un vrai changement, car la situation socio-économique demeure préoccupante, dans ce contexte marqué par le départ de Raúl Castro. « Ce qui m’a le plus frappé, en parlant avec des gens rencontrés par hasard au fil de mes promenades dans les rues de La Havane, c’est que beaucoup d’animaux meurent à Cuba. Avec la panique, l’ignorance, l’égoïsme, et l’information trompeuse de la part de l’État, selon laquelle les chats transmettent le virus, les gens abandonnent leurs mascottes, même des portées entières de nouveau-nés. Les services vétérinaires sont nuls. Avant le triomphe de la révolution, il existait le Bando de Piedad, dirigé par Jeannette Ryder(1), qui avait créé des cliniques vétérinaires gratuites et empêché l’installation sur l’île des spectacles de corridas de taureaux. Aussi, Ryder protégeait les orphelins, les vieillards, les personnes déplacées par la guerre. Au début de la révolution, Fidel dissout cette organisation et depuis aucune équivalente n’a été créée. Les animaux sont restés ainsi sans lois de protection. Or le 15 avril dernier, depuis plus de six décennies de dictature castriste, c’est une première à Cuba : grâce à la mobilisation d’une société civile émergente, un décret-loi sur le bien-être animal a finalement été adopté.
Les méthodes usuelles pour contrôler la surpopulation des animaux errants dans la rue sont très cruelles. Or, la façon dont un gouvernement traite les animaux en dit long sur ses dirigeants. Moi-même, j’ai été témoin d’une scène terrible, voici comment cela se passe : lorsque les employés de Zoonosis trouvent un chien dans la rue, l’un d’entre eux le prend par la patte arrière et, pour éviter la morsure, il fait tourner le chien dans l’air puis le lance contre d’autres chiens entassés dans la voiture. Cela en présence de tout le monde, même des enfants. La population hait ces voitures et ces sadiques. Ainsi, lors d’une chasse massive de chiens, avant l’imminente visite des rois d’Espagne (2019), la désapprobation populaire a éclaté devant le siège de l’institution où les animaux sont emmenés et tués en leur injectant de la strychnine, un produit qu’on n’utilise plus dans les pays civilisés.
Selon les voisins de ce centre de « traitement », appelé aujourd’hui avec l’euphémisme « Asile canin », avant le triomphe de la révolution (1959) c’était un endroit où l’on soignait les animaux qui étaient destinés à l’adoption. Par ailleurs, il y a eu récemment des cas de zoosadisme et les coupables sont toujours en liberté. Des chiens sodomisés, des chiennes violées aussi : dans la zone à l’est de La Havane, une petite chienne a été retrouvée et opérée d’urgence car elle avait été grièvement blessée à l’utérus. Une personne a été témoin du viol et l’a dénoncé sur le web. Depuis, cette chienne est devenue un symbole national lors des protestations contre la maltraitance des animaux.
Dans le contexte de la pandémie
Les journalistes indépendants qui ont mis en question l’information officielle, sur le nombre de contagions et des personnes décédées, ont été victimes de répression. La situation générée par la Covid-19, le manque d’approvisionnement général et alarmant, la montée du mécontentement populaire, l’augmentation des salaires, mais aussi des prix des produits de consommation, auxquels s’ajoute la suppression de la loi « Pieds secs, pieds mouillés » qui permettait l’exode de la masse critique vers les États-Unis, composent une ambiance délétère au bord de l’explosion sociale.
Beaucoup attendent une déclaration intelligente de la part du gouvernement. Mais certaines méthodes de surveillance, omniprésentes parmi la population dite « dissidente » (artistes indépendants, journalistes, universitaires), ont été extrêmement traumatisantes. C’est un climat de tension et dramatique qui s’accroît chaque jour. La sécurité de l’État place des unités de la police devant les domiciles des personnes « soupçonnées de trahison à la révolution », empêchant toute sortie au-delà du strict nécessaire en arguant qu’on ne peut pas « violer la zone de sécurité ». Cette assignation à domicile, sans avoir commis de délit ou sans être mis en examen, s’est aggravée après la participation à une manifestation au ministère de l’Agriculture pour réclamer la loi du bien-être animal.
Les moyens de la répression
Aussi, certains dissidents ont été mis sous surveillance à cause de leur participation à des protestations menées par les journalistes indépendants, face au ministère des Affaires étrangères. On réclamait que Karla Pérez, une journaliste cubaine expulsée de l’université de Camagüey pour ses opinions politiques, puisse rentrer librement à son pays. Elle s’était exilée au Costa Rica, où on lui a proposé une bourse pour finir ses études. Mais le gouvernement cubain s’est montré inflexible, et elle n’a pas eu d’autre solution que de retourner au Costa Rica, où elle a demandé l’asile politique. Sa famille l’attendait impatiemment pour l’embrasser après quatre ans d’absence.
L’aspect positif, c’est que cette affaire a permis de visualiser clairement l’un des moyens les plus terribles du gouvernement contre les Cubains qui ne veulent plus se taire : l’exil. Mais il en existe d’autres. Récemment, Iris Ruiz, actrice fondatrice du Mouvement San Isidro, a été empêchée par un agent de la sécurité de l’État d’assister à une consultation médicale pour réaliser une biopsie, car on soupçonnait la présence d’un cancer de l’utérus. Son médecin ne répond plus à ses appels téléphoniques, elle est restée complètement désemparée, sans droit à l’assistance médicale et sa vie est en danger. Âgée de 40 ans, c’est une actrice diplômée des académies cubaines et mère de six enfants, et sa propre mère est décédée il y a quelques semaines. Voilà l’ambiance très lourde dans laquelle vivent celles et ceux qui attendent un changement positif après le départ de Raúl Castro. Par exemple, depuis le 7 avril, cinquante activistes sont en grève de la faim pour réclamer la fin de la répression. Aussi, plusieurs plateformes sociales ainsi que des individus isolés se sont manifestés pour exiger des changements dans la politique du gouvernement. C’est une situation vraiment inédite dans le pays.
Le dialogue trahi par le gouvernement.
Le dialogue avec les artistes a été trahi par le gouvernement. Le 27 novembre 2020, une trentaine d’artistes représentants de plus de quatre cents personnes qui manifestaient devant le ministère de la Culture ont eu un entretien avec le vice-ministre, qui s’est engagé à leur donner une réponse. Le lendemain de la protestation, des unités de la police ont été postées devant leurs domiciles, alors que depuis des semaines leurs noms faisaient l’objet d’une campagne de diffamation dans la presse et la télévision. Certains parmi eux, membres du Mouvement San Isidro, ont été présentés carrément comme « terroristes » à cause d’une photo. À cette occasion, ils étaient avec le diplomate uruguayen Luis Almagro, lors de l’Oslo Freedom Forum organisé en 2019 par la ville de Mexico, où ils avaient été invités en tant qu’artistes. Avec cette campagne de haine, on les accuse d’être financés par les États-Unis pour saboter des écoles, des hôpitaux et des crèches, le gouvernement cherche non seulement à les discréditer face à la population (ce qu’il n’a pas réussi) mais aussi à fabriquer des preuves pour ouvrir des procès pénaux.
Un présent sous pression, un avenir incertain
Ces « traîtres de la révolution » qui aspirent à une modernisation du pays, dans le respect des droits humains, reçoivent des dizaines de messages de soutien de la part de Cubains résidant à l’étranger, touchés et inspirés par les actions du Mouvement San Isidro. Cela a provoqué une sorte de réveil généralisé, un effet de synergie inattendu et magique. Une étincelle s’est allumée, non seulement d’espoir, mais aussi une prise de conscience collective. Les gens sont conscients qu’ils sont en train de sortir de la suggestion induite par la présence omnisciente de l’État, ainsi que les fausses prorogations et la répression qui font croire qu’un changement objectif dans l’île n’est pas possible. Désormais, beaucoup pensent que le changement est imminent, cependant, le gouvernement vient de publier un décret qui, techniquement, interdit toute manifestation face au ministère.
Sensibiliser celles et ceux qui militent pour la démocratie et les droits humains, voilà l’intention de mon témoignage. Car il est difficilement acceptable qu’au XXIe siècle, et depuis soixante ans, plusieurs articles de la Déclaration universelle qui concernent les sujets ici abordés soient toujours bafoués sur l’île, notamment l’article IX : « Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé »; article XIX : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » ; article XXVII : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent… »
Michael HEISENBERG
_____________________
(1) Jeannette Ryder (Wisconsin; 1866, Cuba; 1931), fondatrice, en 1916, de l’organisation humanitaire Société Protectrice des Enfants, des Animaux et des Plantes, aussi appelée Bando de Piedad (source Wikipedia).