On ne présente plus Serge Gruzinski, historien renommé de la colonisation ibéro-américaine et du Mexique colonial en particulier. Dans Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne, ouvrage d’histoire à l’adresse du grand public, le penseur poursuit son travail de réflexion sur ses deux sujets de prédilection, le métissage et la mondialisation ibérique au XVIe siècle.
Photo : éditions Fayard
La réflexion que Serge Gruzinski poursuit dans ce nouvel ouvrage avait été entamée, puis développée, dans La colonisation de l’imaginaire (1988), La pensée métisse (1999) et Les quatre parties du monde (2004). Dans ce nouvel opus historique, le chercheur se plonge dans les écrits d’un notable métis du XVIe siècle, Diego Muñoz Camargo, et mûrit sa réflexion sur les liens entre métissage et mondialisation en les contemplant depuis la province novohispanique de Tlaxcala. Dans les années 1580, Diego Muñoz Camargo, fils d’un conquistador et d’une Indienne, et notable de Tlaxcala, est chargé de rédiger une « relation géographique » –une description de sa province– dans le cadre d’une grande enquête impulsée par la Couronne d’Espagne afin de mieux connaître ses colonies.
Le métis appartient à la « seconde génération » de la colonie ; il rédige sa relation une soixantaine d’années après la conquête du Mexique. Sa région natale, Tlaxcala, est une province indigène de la Nouvelle-Espagne (le Mexique colonial), mais c’est aussi une province de l’empire planétaire et tentaculaire de Philippe II d’Espagne, qui englobe des possessions aux Amériques, en Europe et jusqu’aux Philippines. À partir des sources laissées par Diego Muñoz – L’Histoire et la Description de Tlaxcala –, Serge Gruzinski entame un dialogue avec le métis dont il cherche à comprendre la « cosmovision », c’est-à-dire le rapport au monde, les cadres de pensée et les influences qui le constituent.
Le témoignage de Diego Muñoz permet à l’historien d’écrire une histoire du métissage à partir d’une psyché individuelle et d’un ancrage local. Pour Gruzinski, il s’agit de comprendre comment les hommes et les femmes des premiers temps coloniaux ont vécu les bouleversements de la conquête et de l’imposition coloniale : l’effondrement civilisationnel des peuples mésoaméricains, l’avènement de l’âge de fer et de l’image européenne, l’introduction de l’écriture alphabétique, du livre et de l’imprimerie, mais également la naissance d’un empire ibérique planétaire, avec l’ensemble des circulations intercontinentales qu’a fait advenir cette superstructure politique. Selon les mots de Gruzinski, la génération de Muñoz est celle qui, pour la première fois dans l’histoire, « appartient à plusieurs mondes à la fois » : le Mexique indigène, la Nouvelle-Espagne et l’Europe ibérique.
Pour aborder ce questionnement, Gruzinski fait le pari d’un format d’écriture original : il questionne directement Diego Muñoz, comme s’il réalisait son interview, et double cet entretien d’un commentaire historique sur les sources rédigées par le métis. Cette démarche peu conventionnelle lui permet de porter un regard lucide, parfois anachronique – mais assumé comme tel, car il vient nourrir la réflexion sur la mondialisation actuelle – sur son objet d’étude. Elle lui permet également de donner à connaître un personnage historique nécessairement distant sous des traits intimistes (« comment cerner les limites intellectuelles et affectives du personnage ? » se demande-t-il), tout en s’attachant à distinguer ce qui relève du récit de son personnage et du discours de l’historien. Diego Muñoz évoque un passé qu’il invente et reconstruit, dans une large mesure, et Serge Gruzinski le questionne sur ce passé : les deux hommes dialoguent et se répondent, dans un jeu de miroirs qui souligne l’importance du processus créatif dans l’écriture historique.
Métissage et mondialisation des représentations
Le récit historique part de la province de Tlaxcala et de son histoire depuis la conquête –l’alliance politique avec les conquistadores, qui permet leur victoire et confère un statut privilégié à la cité, la fondation de la ville coloniale par les Franciscains, l’organisation politique basée sur la perpétuation des pouvoirs de l’élite indigène. L’ouvrage explore également la place de Muñoz au sein de l’élite, en tant qu’interprète, collecteur d’impôts et lieutenant de l’alcalde mayor espagnol, ainsi que son éducation par les religieux au sein d’une Église qui « colonise les corps et les consciences ». Au-delà de cette échelle locale et provinciale, l’historien inscrit la vie de Muñoz, ses influences et ses écrits dans une autre échelle, très vaste cette fois-ci : celle de la première mondialisation ibéro-américaine qui relie l’Amérique, l’Europe et l’Asie par le biais de circulations marchandes, maritimes, scientifiques, littéraires, artistiques… Les écrits de Diego Muñoz Camargo sont érudits et exposent de véritables trésors de science, traitant tout à la fois des paysages, de la faune, du système hydrologique, des séismes, du climat et de l’organisation politique de la Tlaxcala coloniale. Comme le montre bien Gruzinski, son témoignage est intensément nourri par une éducation et des influences qui dépassent les frontières novohispaniques pour s’intégrer au système-monde de la Couronne d’Espagne.
Enfin, soulignons que Gruzinski s’intéresse non seulement à l’histoire de la conquête, des métissages et de la mondialisation coloniale, mais également à la réinterprétation du passé indigène qu’implique la « colonisation de l’imaginaire » des Indiens. Il donne à voir le choc d’une colonisation qui arrache à leur passé des métis intégrés aux élites d’une société indigène profondément altérée, bouleversée dans son rapport au temps et au récit individuel et collectif. En effet, en dépit de son ascendance indigène, Diego Muñoz est décrit par Gruzinski comme quelqu’un qui « promène sur le passé préhispanique une empathie d’antiquaire et de touriste de l’histoire ».
Sarah TLILI
Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne, de Serge Gruzinski, éditions Arthème Fayard, 2021, 286 p., 22 euros.