Les éditions Divergences publient cette semaine La puissance féministe de Verónica Gago, sociologue et activiste au sein du collectif féministe Ni Una Menos (« Pas une de moins »). Dans cet ouvrage « écrit à chaud », au croisement de la recherche-action, du manifeste et de l’essai de sociologie politique, la penseuse argentine porte un regard réflexif et militant sur « l’embrasement » des luttes féministes qui secouent les rues d’Amérique latine depuis 2016.
Photo : Divergences
C’est avec une double casquette de chercheuse et d’activiste que Verónica Gago signe La puissance féministe. Cet ouvrage théorique, réflexif et militant retrace la genèse et la raison d’être politique du mouvement « Ni Una Menos », qui est né d’un « cri de rage » collectif suite au féminicide de Lucía Pérez, une adolescente violée puis suppliciée par ses agresseurs à Mar del Plata, en octobre 2016[1]. Le 19 octobre, quelques jours après sa mort, une grève nationale des femmes est appelée par plusieurs collectifs féministes, sous le mot d’ordre « Nosotras paramos » (Nous nous mettons en grève). Cette mobilisation est le point de départ d’un mouvement protestataire de masse en Argentine – 500 000 grévistes mobilisées en 2017, puis 800 000 en 2018 et 2019 –, qui regroupe un faisceau de revendications féministes, allant de la dénonciation des féminicides au combat pour l’autodétermination économique et pour le droit à l’avortement libre et gratuit.
La puissance féministe s’inscrit dans cette généalogie politique, populaire et militante. Si l’ouvrage témoigne de la chronologie des manifestations qui ont commotionné l’espace public en Argentine, entre 2017 et 2019, il nourrit également la réflexion sur les nouvelles formes d’organisation et de participation populaires qui ont émergé de ces mobilisations. Verónica Gago double ce travail d’observation d’une analyse des multiples territoires de la violence (corps, foyer, économie) dans la société néolibérale. En cela, son ouvrage est à la fois le témoin d’une lutte politique en cours d’élaboration, et une tentative de conceptualiser cette praxis militante. L’effort de conceptualisation auquel s’adonne Gago est alimenté par le dialogue avec les thèses de plusieurs figures majeures du féminisme, telles que Rita Segato et Silvia Federici, et de la théoricienne marxiste Rosa Luxemburg – entre autres.
La grève féministe, de la victimisation à l’agentivité des femmes
Verónica Gago se sert de la grève féministe comme du cadre d’analyse principal pour élaborer ses réflexions. Ce mode d’action politique a été réitéré après les premières mobilisations « #NiUnaMenos » d’octobre 2016, puis s’est généralisé non seulement en Argentine, mais dans toute l’Amérique latine – la date du 8 mars devenant celle du « Paro Internacional de Mujeres » (Grève internationale des femmes) en 2017. C’est en raison de ce contexte de diffusion politique que Gago considère la grève générale des femmes comme le nouveau vecteur d’un « féminisme populaire et anti-néolibéral partant d’en bas, qui relie les maillons de la violence économique à la chaîne des violences qui frappent les femmes et les corps féminisés ».
Le phénomène des luttes qui s’expriment à travers la grève est défendu par la chercheuse comme le « déploiement d’un contre-pouvoir » qui s’oppose à la détermination, la victimisation et l’invisibilisation que produit et organise la société patriarcale, et auxquelles sont réduites les femmes et les corps féminisés. Les manifestations du collectif « Ni Una Menos » sont nées d’une lamentation face à la violence féminicide ; cependant, les formes d’agentivité que la grève a contribué à produire ont justement permis aux militantes et aux protestataires de dépasser l’assignation victimaire du système de la violence féminicide, afin de devenir de véritables « sujettes de lutte ».
Pour un « récit transversal et inclusif » des luttes féministes
D’après Verónica Gago, la grève féministe représente tout à la fois un outil, un espace et un processus d’élaboration de la lutte politique et citoyenne. En tant que telle, elle permet de mobiliser et de politiser des femmes qui, auparavant, ne s’impliquaient pas dans le militantisme. Au niveau national, la grève mobilise non seulement les figures « traditionnelles » des luttes collectives anticapitalistes (le salariat), mais également celles que la penseuse appelle « un agrégat hétérogène de travailleuses historiquement invisibilisées », que sont les travailleuses précaires, informelles, domestiques, migrantes ou LGBTQ+.
Verónica Gago partage là un texte riche, très dense, que l’on sent rythmé et nourri par l’ébullition intellectuelle et politique des manifestations, des assemblées et des débats citoyens. La puissance féministe offre des clés théoriques et réflexives pour analyser, déconstruire et combattre les systèmes de violences qui prennent le corps et la capacité agissante des femmes pour cible, afin de limiter à tout prix leurs possibilités d’existence et de participation politique. L’ouvrage enrichit et poursuit en même temps une critique profonde du néolibéralisme, et nous laisse entrevoir ce que pourrait signifier l’émergence de nouveaux récits politiques et collectifs non plus basés sur la violence colonisatrice et extractiviste des corps et de la nature.[2]
Sarah TLILI
La puissance féministe ou le désir de tout changer de Verónica Gago, traduit de l’anglais par Léa Nicolas-Teboul, 268 p., éditions Divergences, 2021, 17 euros.
[1] Pour en savoir plus sur le mouvement ‘’Ni Una Menos’’, voir le reportage Argentine : la révolte des femmes réalisé par la chaîne Arte en 2019, disponible en accès libre et gratuit sur arte.tv.
[2] La version originale en espagnol, La potencia feminista o el deseo de cambiarlo todo, est paru aux éditions Traficantes de sueños, en 2019. Elle est disponible en accès libre et gratuit sur le site de la maison d’édition.