On sait depuis longtemps qu’Andrés Neuman est aussi doué pour le récit court et même très court (El equilibrista ou les haïkus Gotas negras, non traduits en français) que pour le roman ample (Le voyageur du siècle). C’est cette face que présentent les 500 pages de son dernier roman Fracture qui, sans la moindre prétention mais avec acuité et puissance, compose un tableau réaliste de 70 années de notre Terre. Andrés Neuman sera en France pour nos prochaines Belles Latinas d’octobre.
Photo : Buchet Chastel
Le 6 août 1945, Enola Gay lâche froidement sa bombe sur Hiroshima. Le 9 août, c’est Nagasaki qui est bombardé. Le 11 mars 2011, un tsunami consécutif à un séisme recouvre la centrale nucléaire de Fukushima. En 1945, Yoshie Watanabe, élève en primaire, est miraculeusement protégé par un mur et par ses vêtements blancs. Les cicatrices sur son dos ne s’effaceront pas. En 2011, M. Watanabe constate les dégâts dans son appartement de Tokyo. Mais, entre les deux dates ? Fracture, en suivant les émotions de M. Watanabe qui, le soir du 11 mars, ne peut échapper à ses souvenirs, revoit les étapes qui ont jalonné sa vie. Les études, puis son métier dans une entreprise qui fabrique des téléviseurs l’ont conduit successivement en France, aux États-Unis, en Argentine et en Espagne.
M. Watanabe, dit une de ses relations, « faisait connaître son histoire avec un calme absolu », tout comme le narrateur, les narratrices, le romancier. Sans jamais renchérir, il va au plus profond. Ce qu’il décrit, ce qu’il raconte est saisissant quoique tout simple : c’est bien ainsi qu’on vit en France dans les années 60 ; à Londres, à New York, à Buenos Aires et à Madrid vers 1990 ; plus tard, à Tokyo en 2011. Et c’est ainsi qu’une Française, une Britannique, une Nord-Américaine, une Argentine et une Espagnole voient un Japonais et qu’elles voient leur propre pays. Car, au-delà des étapes de la vie professionnelle de M. Watanabe, qui correspondent à des étapes de sa vie personnelle, Andrés Neuman projette une vision impressionnante de chacun des pays dans lesquels le Japonais s’installe pour son métier, pour sa progression à l’intérieur de sa société de télévision. Chacun des quatre pays est comme scanné, avec des comparaisons judicieuses entre eux : une véritable découverte sociopolitique, sur 60 ans. Le plus impressionnant est la lucidité : il ne s’agit pas de prendre parti (ce qui n’empêche pas de bien voir certaines absurdités d’un certain système économique qui s’est imposé depuis les années 1970). Et malgré ce qui pourrait sembler un froid constat technique, on reste en permanence dans un roman humain, sensible. On voit par exemple notre héros japonais découvrir par lui-même qu’en apprenant une nouvelle langue à chaque changement de pays, il devient un autre individu.
Dans chacune des vies personnelles qu’il partage un temps se glissent des événements nationaux du pays : les étudiants français dont la colère et l’aspiration vitale commencent à se faire sentir un peu avant 1968 ; le racisme multiple aux États-Unis, éprouvé plutôt indirectement par un Japonais qui a lui-même vécu le bombardement ; la dictature qui vient tout juste d’être renversée, en Argentine, puis la dette abyssale de tout le pays ; et en Espagne, l’après-franquisme et la brève embellie malgré les attentats de l’ETA puis des islamistes.
M. Watanabe est un vrai héros de roman : un héros discret, toujours en scène, mais comme au second plan, dans une brume qui le laisse se deviner plus que se découvrir (la pudeur japonaise), par crainte de déranger, dirait-on. Il avance en âge seulement accompagné de ses banjos et d’un vieux tapis. On reste de la même façon toujours en marge du quotidien des personnages, lui plongé dans le développement de son entreprise et de sa carrière, elles dans leurs activités, les amours successives (si c’est bien d’amour qu’il s’agit) étant un lien fort qui ne perd jamais une certaine distance.
Tout est raconté non comme un puzzle, mais comme une mosaïque, plusieurs morceaux aux différentes couleurs en dégradé qui finissent par être un imposant tableau vivant dans lequel n’affleure jamais la plus petite caricature. Aussi discret et omniprésent que M. Watanabe, le spectre des ravages du nucléaire se fait sentir en permanence. Il a rythmé l’existence de Yoshie Watanabe ; il est difficile de ne pas penser que nous partageons tous cet obscur danger invisible et donc que, malgré les différences si évidentes, nous sommes tous au moins un peu Yoshie Watanabe, victime et héros. L’apparente simplicité des témoignages successifs n’affaiblit pas l’ampleur du panorama mondial qu’est ce Fracture. Le roman devient fresque et Andrés Neuman prouve une fois encore, avec sa puissance de romancier, sa lucidité sans concession non dépourvue de sensibilité. Une œuvre qui marquera.
Christian ROINAT
America Nostra
Fracture, traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco, éd. Buchet-Chastel, 528 p., 25 €.