Le pays subit de plein fouet une nouvelle vague épidémique liée au variant brésilien, très contagieux. Alors que le président Jair Bolsonaro reste dans l’inaction, les gouverneurs et les élites du pays se mobilisent fortement et se substituent de fait au pouvoir fédéral.
Photo : La Diaria (Uruguay)
« Le Brésil crie au secours », le pays est en passe de « devenir une chambre à gaz à ciel ouvert », alertait, le 6 mars dernier, un manifeste signé par des intellectuels, des artistes, des personnalités religieuses du pays. Le texte n’hésitait pas à qualifier l’attitude du président Jair Bolsonaro et de son gouvernement de « génocidaire » face à l’hécatombe de victimes et de malades du Covid-19 que connaît le Brésil depuis un mois, dans une catastrophe pourtant annoncée. Fin mars, le géant d’Amérique latine avec ses 209 millions d’habitants comptait en un week-end (27-28 mars) 5000 décès par Covid-19 et 130 000 nouveaux cas, alors que le pays compte plus de 303 000 morts depuis le début de la pandémie. Le variant brésilien, qui apparaît plus contagieux et porteur d’une plus forte charge virale, fait désormais près d’un tiers de ses victimes parmi les moins de 60 ans, notamment en raison du manque de lits en réanimation.
Dans ce contexte, le pouvoir semble avoir changé de camp pour passer entre les mains des gouverneurs, avec l’appui du Parlement et d’une bonne partie de la société civile.
Le comité de crise que le Brésil attendait
Le Forum national des gouverneurs des États brésiliens (Fórum nacional dos governadores) est en première ligne dans ce tournant. Cette entité qui rassemble les gouverneurs des États du pays donne de la voix et a instauré de fait des mesures de confinement et de restriction d’activités dans au moins 24 des 27 États du pays, contre l’avis du président Bolsonaro. « Le Forum des gouverneurs est devenu le comité de crise que le gouvernement n’a jamais créé depuis le début de la pandémie », explique Sandro Viana, un doctorant brésilien de l’Université Paris-Sorbonne, fin observateur de la vie politique de son pays.
De son côté, Jair Bolsonaro fait mine d’infléchir sa stratégie du laisser-aller : il a limogé son ministre de la Santé, le militaire sans expérience Eduardo Pazuello, et s’est déclaré désormais favorable à la vaccination, qu’il fustigeait jusque-là. Mais voici encore quelques jours, le chef de l’État ne ménageait pas ses critiques à l’encontre des mesures de confinement décidées par les gouverneurs, et en appelait au Tribunal suprême pour les annuler. Sans succès : le Tribunal a rejeté son recours. La presse brésilienne a par ailleurs révélé que le président avait refusé, en août 2020, la proposition du laboratoire Pfizer de fournir 70 millions de vaccins au Brésil d’ici juin 2021.
Nouveau leadership des élites
Dans l’intervalle, 21 gouverneurs membres du Forum ont lancé un « pacte national » pour accélérer la vaccination, améliorer la prise en charge des malades et imposer confinement et port du masque. Ils requièrent de vacciner d’ici fin avril quelque 50 millions de Brésiliens comptant parmi les plus vulnérables, et à cet effet de recourir à l’achat massif de doses de vaccin à l’étranger avec le concours des laboratoires, de l’OMS et d’autres institutions internationales, plutôt que de compter sur la seule production domestique de l’institut Butantan à São Paulo. Pour l’heure, 5% des Brésiliens seulement ont reçu au moins une dose de vaccin.
Dans ce contexte, un homme occupe particulièrement le devant de la scène. Wellington Dias, gouverneur de l’État de Piauí (Nordeste) affilié au Parti des Travailleurs de Lula, est le coordinateur du Forum national des gouverneurs. Depuis des semaines, il mobilise ses pairs et tape du poing sur la table, multipliant les interviews et les décisions concrètes de lutte contre la pandémie. « Voilà le visage du nouveau leader du Brésil » titrait le 27 mars dernier, l’hebdomadaire Revista Nordeste. Tout récemment, Wellington Dias a ainsi signé un contrat avec la Russie pour 37 millions de doses du vaccin Sputnik, qui seront réparties équitablement entre les États, annonçait-il. L’énergie de cet ancien banquier de 59 ans, également écrivain, qui effectue son quatrième mandat à la tête du Piauí suscite une nouvelle dynamique de combat dans le pays : tour à tour, les responsables religieux, les patrons d’entreprises, les syndicats, les économistes, les maires se manifestent et soutiennent ses initiatives.
Dans une récente interview à l’édition brésilienne du site Deutsche Welle*, Wellington Dias appelle le monde « à aider le Brésil ». Il détaille, à l’instar d’un chef d’État, toutes les négociations en cours, à l’initiative du Forum des gouverneurs brésilien et avec le concours du parlement, avec les États-Unis, le Royaume-Uni et les laboratoires pour la fourniture urgente de vaccins au Brésil. « Le Brésil a toujours été un pays solidaire. C’est nous maintenant qui avons besoin d’aide. Je veux porter cette parole devant l’ONU, notre situation est vraiment dramatique et nous nous sentons très impuissants », alarme-t-il, sans attaquer de front le comportement du pouvoir fédéral. Wellington Dias indiquait ainsi placer quelque espoir de voir le gouvernement changer de cap avec son nouveau ministre de la Santé, Marcelo Queiroga.
Espoirs douchés
Mais une réunion le 24 mars entre le président Bolsonaro, le président du Sénat et une poignée de gouverneurs proches du pouvoir a douché cette espérance. Les autres gouverneurs, principaux acteurs de la lutte, n’ont pas été conviés et Bolsonaro a créé un “comité fédéral“ dont ils sont exclus. Comme à son habitude, le président n’a pas manqué critiquer les mesures de confinement décrétées dans les États.
Une erreur de plus ? La popularité de Jair Bolsonaro n’a jamais été aussi faible sur les réseaux sociaux depuis le début de son mandat en janvier 2019, selon un monitoring effectué par un institut brésilien, le MAP. Dans la seconde moitié du mois de mars, le président ne recueillait que 3,89% d’opinions favorables sur 1,4 million de posts échangés à son propos. Les internautes ne semblent pas « acheter » le changement de cap affiché par le président sur la gestion de la pandémie et notamment sur la vaccination, explique l’institut. **
Une politique des gouverneurs ?
« Ce qui se passe en ce moment fait à certains égards penser à l’époque du Brésil qu’on a appelée la politique des gouverneurs » indique Sandro Viana. Dans les années 1898-1930 avait émergé le pouvoir des gouverneurs et des élites du secteur agricole, tout particulièrement issues des riches États de São Paulo et du Minas Gerais. Les oligarchies locales avaient intensifié leur influence et dominaient la vie politique nationale, l’État s’abstenant d’interférer dans leurs décisions en échange de leur soutien. Le scénario n’est aujourd’hui certes pas le même : les gouverneurs et leurs alliés luttent contre une adversité qui menace le pays tout entier. Mais des figures comme celle de Wellington Dias pourraient bien inquiéter le président, même si le gouverneur, pour l’instant, se garde de croiser le fer avec Bolsonaro.
Sabine Grandadam