D’abord marginal, puis genre musical à part entière, le rock latino a accompagné les évolutions sociales et culturelles de tout un continent sur plusieurs générations. Rompan todo, une série Netflix en six épisodes raconte un demi-siècle de cette musique créée, sous la pression, en Amérique latine.
Photo : Netflix
L’Amérique latine a pris le rock au sérieux. Suffisamment au sérieux pour que les gouvernements l’oppriment. Le rock est tellement sérieux que les groupes de rock chantent sur des sujets politiques, des problèmes sociaux et sur l’esprit de rébellion. Il a été suffisamment sérieux pour que ses fans osent se faire arrêter et frapper en allant à des concerts. Et même si le rock latino peut être très entraînant, marquer les esprits et être tour à tour joyeux, explosif et incontrôlable, il se limite rarement à être un simple divertissement. Derrière la mélodie, le rythme et le bruit se cache toujours quelque chose de plus.
Le documentaire en six chapitres Rompan todo, du nom d’une chanson des Shakers, parcourt l’histoire du rock en Amérique latine des années 1950, lorsque Ritchie Valens, un mexicain et états-unien né en Californie, a transformé la chanson mexicaine traditionnelle La bamba en un hymne du rock des États-Unis, jusqu’au vingt et unième siècle. « Le rock and roll est une forme d’expression », affirme dans le documentaire Álex Lora, chanteur du Tri, groupe mexicain explosif, une référence dans le hard rock. « Et ça serait illogique, sachant que des millions de personnes parlent la langue de Cervantes, que nous n’ayons pas notre rock and roll à nous. »
Ce sont des musiciens qui prennent en charge la narration dans le documentaire, relatant à la fois leur musique et l’époque à laquelle ils ont vécu. Presque toutes les figures majeures du rock latino de la dernière moitié du siècle passé apparaissent comme un éclair, même si elles représentent souvent bien plus que cela. Les noms de groupes et d’interprètes fusent, la plupart étant sûrement inconnus aux auditeurs des États-Unis. Ainsi, pour ceux qui veulent une deuxième écoute, les réalisateurs du documentaire ont créé une compilation complémentaire de chansons sur Spotify portant le même nom que la série.
L’un des piliers de Rompan todo est Gustavo Santaolalla, le producteur exécutif et l’un des musiciens-historiens interrogés, vainqueur de deux Oscars pour ses bandes-son et producteur d’albums de rock dans toute l’Amérique latine qui l’ont fait gagner une douzaine de Grammy latinos. Bajofondo, son groupe qui mélange tango, rock, arrangements orchestraux, musique électronique et même un peu de disco, est nominé aux Grammy latinos cette année dans la catégorie « album alternatif ou de rock latino ».
À mesure que Rompan todo remonte les décennies, les chansons et les concerts exubérants se juxtaposent en montrant des images contemporaines de dictatures, de coups d’État, d’insurrections et de crises. Tous les musiciens définissent le rock comme « la liberté ».
« J’ai toujours eu cette idée », a affirmé Santaolalla dans une entrevue vidéo depuis sa maison à Los Angeles. « Je voulais raconter cette histoire dans le contexte sociopolitique particulier de l’époque. Même les musiciens qui font partie de l’histoire ne se rendent pas tellement compte de ce lien, mais quand tu commences à creuser et à observer l’ensemble, tu t’aperçois à quel point les situations étaient similaires, comment les mêmes choses sont arrivées dans de nombreux pays. »
Rockeur aux cheveux longs dans sa jeunesse, Santaolalla a été arrêté et emprisonné à de nombreuses reprises à Buenos Aires, mais jamais plus de trois jours d’après ses souvenirs. « Le rock n’est associé à aucun parti politique, il n’appartient à aucune faction. Pourtant, on était des ennemis d’État », explique-t-il.
Le rock latino, aussi appelé rock en espagnol ou alterlatino, a évolué à travers le regard et l’audience du rock en anglais. Le blues rock latino, le rock psychédélique latino, le métal latino et la new wave latino se succèdent tour à tour dans la série, et les rockeurs citent leurs homologues des États-Unis et d’Angleterre. Ainsi, d’une certaine manière, Rompan todo donne à voir un univers parallèle (où on parle espagnol) de l’histoire du rock aux États-Unis et en Angleterre, pour ce qui est des premières années.
Dans les années 50, des groupes comme Los Locos del Ritmo ou Los Teen Tops ont traduit des chansons de rock and roll des États-Unis vers l’argot mexicain, et dans les années 60, des groupes comme Les Shakers se battaient pour sonner comme les Beatles. « Dans nos premières, toutes premières années, quand on était petits, on essayait de ressembler aux Beatles et de chanter en anglais. Et puis on a compris qu’en fait, il fallait chanter et jouer dans notre propre langue », se souvient Santaolalla.
Les meilleurs rockeurs latinos ont mélangé les sons de l’étranger avec les musiques traditionnelles locales, en dépassant l’imitation pour chercher l’innovation. Tel fut le cas pour Soda Stereo en Argentine, Aterciopelados en Colombie et Café Tacvba au Mexique. En plus de tout ce qu’ils ont appris sur le rock, ces groupes se sont inspirés, comme d’autres, du tango, des rancheras, de la cumbia et de tant d’autres genres bien enracinés, en créant des hybrides dont la résonnance enrichit la mémoire culturelle.
Dans une rencontre à distance depuis sa maison de México, Rubén Albarrán, le chanteur principal de Café Tacvba, déclare : « On voulait avoir notre propre langage, une musique qui vienne vraiment de nous, qui parle de notre vie quotidienne ». Il ajoute : « Nous rangeons l’énergie de la musique rock derrière le concept d’inquiétude. Il s’agit d’être tout le temps en mouvement et de briser les règles de notre société. »
Rompan todo parcourt les pays de façon plus ou moins chronologique, en se concentrant surtout sur le Mexique et l’Argentine. Comme l’explique Santaolalla, « il y a de la bonne musique partout sur le continent, mais j’aime penser que ces deux pays-là sont une batterie : il y a un pôle qui est le Mexique, le Nord et l’autre est l’Argentine, le Sud. Le Mexique est proche des États-Unis tandis que l’Argentine est proche du Royaume-Uni musicalement et culturellement. »
Le documentaire dessine des cycles d’expansion et de répression avec des rebonds, des ambitions et des liens mutuels toujours plus importants. Pendant les dictatures, le rock a pu être amené à la clandestinité. Ainsi, en Argentine, après que le chanteur Billy Bond a incité la foule d’un amphithéâtre à « tout casser » et que le public a cassé des fauteuils, le rock a disparu de la télévision et de la radio, et les projets d’enregistrement devaient être soumis à des comités gouvernementaux. Au Mexique, les rockeurs nationaux ont été dénigrés et exclus des canaux de communication traditionnels pendant plus d’une décennie après le festival d’Avándaro en 1971, inspiré de Woodstock, où le groupe Peace and Love a interprété des chansons comme « Marihuana » et « We got the power » et prononcé des obscénités lors d’une transmission radiodiffusée en direct et aussitôt interrompue.
Mais les artistes n’ont pas renoncé et le public a suivi. Le rock mexicain a commencé à ressurgir lorsque, voyant que les stations de radio transmettaient du rock en espagnol de pays étrangers, les maisons de disque mexicaines ont voulu leur part de marché. La victoire britannique dans la guerre des Malouines en 1982 et l’interdiction du rock anglais sur les ondes en Argentine ont donné un coup de pouce inattendu au rock argentin.
En 1993, l’arrivée de la chaîne MTV Amérique latine a suscité une solidarité nouvelle envers le rock latino qui a dépassé les frontières. Les musiciens étaient plus conscients de ceux qui se ralliaient à leur cause à l’étranger. Ils constaient qu’ils ne combattaient pas seuls. Les objectifs personnels ou nationaux ont alors commencé à former comme un mouvement. D’ailleurs, les objectifs ne manquaient pas, entre les gouvernements autoritaires et les crises économiques. Par la suite, le rock a trouvé des influences dans l’électro et le hiphop, puis, tardivement, les idées et les voix féminines ont été reconnues.
Le rock latino n’a jamais franchi la barrière de la langue pour atteindre le public anglophone des États-Unis : ce pas en avant commercial est propre au reggaeton et au genre vaguement connu comme « latino urbain », tous deux s’inspirant avant tout du hip hop et du reggae. « En cinquante ans d’existence, j’ai entendu l’expression » le rock est mort, le rock est fini » beaucoup de fois » confesse Santaolalla. Et d’ajouter : « Quand on a commencé à réaliser la série il y a trois ans, j’ai dit que le rock était en hibernation. Mais aujourd’hui, le rock est en quarantaine. Je crois que l’avenir du rock se trouve chez les femmes et au tiers-monde, ce sont elles qui vont porter le rock. Elles vont apporter le vaccin. ».
Jon PARELES
New York Times
Traduit de l’espagnol par Victorien Attenot