Vente aux enchères de pièces archéologiques à Paris : une polémique ravivée entre le Mexique et la France

Mardi 9 février, la société Christie’s a récolté trois millions d’euros en vendant aux enchères une série de trente-trois pièces archéologiques d’origine préhispanique. Les trésors de cette collection, tous originaires du Mexique, se sont vendus entre 5 000 et 500 000 euros pièce. L’Institut National d’Anthropologie et d’Histoire (INAH) – organisme fédéral en charge de la prospection et de la sauvegarde archéologique au Mexique – avait pourtant demandé l’annulation de la vente.

Photo : Journal des Arts

Ce n’est pas la première fois qu’une vente sur le marché de l’art parisien suscite des tensions diplomatiques entre le Mexique et la France. En octobre 2019, l’ambassade du Mexique avait déjà contesté une vente de pièces préhispaniques au siège parisien de Sotheby’s. Elle avait rappelé dans un communiqué que « les biens archéologiques [du Mexique] sont la propriété de la nation : ils sont inaliénables, imprescriptibles et insaisissables », au regard de la loi mexicaine.

En amont de la vente du 9 février, Diego Prieto, directeur général de l’INAH, déposait plainte auprès du Procureur général de la République, au Mexique, et rappelait la teneur de la législation, en qualifiant la loi française et l’attitude des autorités hexagonales de « permissives ». De son côté, la France a refusé d’intercéder, affirmant que les transactions effectuées lors de cette vente aux enchères ressortaient du droit privé.

Dans un récent communiqué, l’ambassade mexicaine à Paris a martelé les problèmes fondamentaux que posent les pratiques du marché de l’art vis-à-vis de la protection du patrimoine ancien, rappelant que « la commercialisation de pièces archéologiques […] encourage le pillage, le trafic illégal et les contrefaçons […] », tout en « privant ces pièces de leur essence culturelle, historique et symbolique ».

Le patrimoine préhispanique : du pillage archéologique aux enchères parisiennes

On estime que 40 % des 43 855 sites archéologiques que compte le Mexique ont déjà été pillés à plus ou moins grande échelle. L’ampleur du phénomène tient à la nature exceptionnelle du contexte archéologique mexicain. Les caractéristiques de peuplement de la Mésoamérique et la fulgurance de l’effondrement démographique, social et urbanistique qui suit l’arrivée des Espagnols expliquent que le pays soit une immense fosse commune patrimoniale. Les vestiges préhispaniques affleurent pour quiconque entreprend de gratter la surface du sol mexicain. Dans ce contexte, les pillages sont le fait de bandes organisées, qui se chargent de satisfaire la demande en objets précieux que les magnats de l’art ancien – peu scrupuleux – s’arrachent à prix d’or, en Europe et aux États-Unis, sans s’interroger sur la provenance des pièces.

La vente chez Christie’s en offre un exemple probant : la pièce maîtresse de la série, une statuette mésoaméricaine représentant la divinité Cihuateotl – vendue un demi-million d’euros – provient du site totonaque du Zapotal, dans l’État de Veracruz (1). Christie’s a indiqué avoir acheté la pièce à un collectionneur privé, en Belgique ; ce dernier l’aurait lui-même acquise en 1968. Cette date paraît très nébuleuse quand on sait que le site du Zapotal a été découvert par les archéologues mexicains…en 1971 ! Les archéologues de l’INAH déplorent d’autant plus la « fuite » de cette statuette qu’elle est d’une facture remarquable, son authenticité ne faisant guère de doute.

Pour les collectionneurs, le manque de transparence sur la traçabilité des pièces permet de contourner l’astreinte du cadre légal international. Rappelons que, d’après la Convention de l’UNESCO de 1970 – signée par 140 pays, dont la France et le Mexique –, tout vestige arraché à son pays d’origine à partir de cette date doit faire l’objet d’une restitution. Mais ce principe ne s’applique pas aux objets dont l’acquisition est antérieure à la signature de la Convention…

Les pratiques du marché de l’art : un vieux continuum colonialiste

C’est bien ce manque de transparence qui suscite la colère des autorités patrimoniales au Mexique. Arturo Cortés, membre de la Direction de Sauvetage Archéologique (Dirección de Salvamento Arqueológico) de l’INAH, note que, dans cette affaire, « le Mexique ne conteste pas la présence d’artefacts dans des collections privées, mais le fait que ces pièces continuent d’être mises en vente ». Selon lui, la permissivité de la France témoigne d’une idéologie très forte en faveur de la marchandisation du patrimoine d’exception des pays des Suds, et du Mexique en particulier. « Cela soutient l’idée que la valeur marchande de ces artefacts est plus grande que leur valeur culturelle et immatérielle. De plus, les dommages causés au niveau scientifique par la déperdition de ces pièces sont dramatiques : un objet arraché de son contexte archéologique perd toute valeur historique ou anthropologique » poursuit l’archéologue. « Au fond, les pratiques du marché de l’art ne font qu’alimenter un vieux continuum colonialiste : celui de l’extorsion, de la dépossession et de la folklorisation des populations indigènes », conclut-il.

À cet égard, le Mexique lui-même assume une position ambivalente vis-à-vis de la défense de son patrimoine : la valorisation des sites archéologiques vise avant tout à les intégrer à l’industrie touristique, véritable manne économique pour le pays. Si le combat pour la protection du patrimoine préhispanique est légitime face au marché de l’art européen, il peut difficilement s’auto-suffire en dehors d’une politique cohérente de valorisation du legs indigène, passé et présent, dans son intégrité – non seulement les objets anciens, mais également les langues et les droits humains et sociaux des pueblos originarios (populations originelles) dans un pays où sept indigènes sur dix vivent dans des conditions de grande pauvreté.

Sarah TLILI