Francisco Paco Urondo (1930-1976) est une figure culte de la littérature et de l’Histoire argentines. Il a suscité la dévotion, autant pour son incomparable voix poétique que pour l’héroïsme de son engagement révolutionnaire, qui le mena d’abord à la prison et ensuite à la mort aux mains de la dictature militaire (1976-1982).
Photo : L’atinoir
Intellectuel brillant et artiste ayant trouvé un langage absolument personnel, Urondo développa une activité multiple dans les domaines de la culture, du cinéma, du journalisme et de la vie académique. Sa devise était la recherche du mot juste, mais aussi d’un monde juste ; et les deux dimensions furent indissociables tout au long de sa vie. Son ami très proche, le grand poète Juan Gelman, l’atteste : « Il n’y a pas eu d’abîme entre l’expérience et la poésie chez Urondo »
Bien que la poésie ait été l’expression la plus aboutie de sa façon de percevoir le monde (Historia antigua, 1956; Breves, 1959; Lugares, 1961, Del otro lado, 1967; Adolecer, 1968; Son memorias, 1970; Poemas póstumos, 1972), son œuvre en prose, plus restreinte, est pourtant indispensable pour mieux comprendre sa trajectoire. Elle inclut les deux recueils de nouvelles Todo eso (1966) et Al tacto (1967) ; le document testimonial La patria fusilada (1973), et le roman Los pasos previos (1974).
Les éditions L’atinoir viennent de publier, sous le titre Histoires argentines, un volume réunissant ces deux recueils de nouvelles, qui nous permettent de déceler, dans la société argentine de l’époque et dans la vie des personnages représentés, des failles, des urgences, des frustrations, annonciatrices des drames à venir. Et une imminence menaçante dont les contours sont encore indéterminés.
La majorité des protagonistes sont des hommes qui vivent centrés sur eux-mêmes, parfois narcissiques, parfois manquant d’assurance, séducteurs compulsifs pour la plupart, qui ne trouvent pas de sens à leur vie, qui abandonnent leur famille tout en exprimant le regret de ne pas voir leurs enfants, qui souffrent d’une grande solitude et se réfugient dans l’alcool et le sexe, là où le désir cède vite sa place à la désillusion ou à la cruauté : « Les femmes confondent toujours, elles ne s’aperçoivent pas que nous nous servons d’elles pour confirmer notre virilité. Elles croient que nous les aimons pour toujours, parce que nous forniquons avec elles comme jamais. Ce fut peut-être ce qui me plongea dans une tristesse absolue. »
La rencontre d’un homme et d’une femme se réduit souvent à un rituel de séduction, capture, et mise à mort. Se retrouver, s’aimer, se quitter. Mentir et se mentir. Il n’y a pas de différence entre l’amour réel et l’amour imaginaire, les femmes sont des pièces interchangeables, utilisables et jetables ; parfois des victimes, parfois des manipulatrices qui mènent la danse. Derrière ce machisme sans conteste, cette course effrénée à la performance, pointe la dérisoire fragilité d’hommes qui ne sont pas à la hauteur des mandats que la société leur impose, qui fuient leurs responsabilités tout en rêvant d’amours qui sauvent ou de révolutions qui changent le monde.
S’ils appartiennent à la classe moyenne intellectuelle et politique, la peur du vide les guette, ainsi que la conscience, souvent étouffée, de la propre incompétence. Ils sont souvent lâches mais lucides ; des affabulateurs qui préfèrent s’évader en inventant à chaque fois une femme sublime – lestée de tous les stéréotypes- qui les rachèterait de leurs misères ; plutôt qu’essayer d’écouter et de comprendre les femmes réelles qui sont à leurs côtés : « On peut connaître la femme si on lui prête un peu d’attention, si on écoute ce qu’elle dit, si on découvre ce qu’elle ressent : ses secrets d’être humain, simplement humains, et non le-Secret-de-la-Femme, pas plus que le Secret-de-la-Terre. » (53)
S’ils appartiennent, en revanche, aux classes des travailleurs exploités, souvent abrutis par l’effort, marginalisés ou maltraités, leurs vies sont faites de silence, d’alcool et de violence. Dans tous les cas, le monde dans lequel ils évoluent est très loin d’être satisfaisant et humain. Leurs vies sont toujours traversées, dans une sorte d’arrière-plan discret et constant, faussement incident, par les évènements d’une Argentine secouée par des tensions sociales et politiques fortes, qui anticipe des rebellions et des ruptures. Le mot révolution revient souvent dans les conversations des intellectuels, comme une invocation. Cela n’empêche pas, encore une fois, que la lucidité vis-à-vis de leurs propres forces et des pratiques de la politique bourgeoise s’impose : “Il faut se dépêcher de faire la révolution”, “ Ils vont la faire eux-mêmes. Ils n’ont pas besoin de nous. Nous pouvons les trahir encore une fois. Nous, nous ne voulons pas la faire. Non, ce n’est pas vrai. Oui, nous voulons la faire. Nous allons exploser si nous ne la faisons pas.” (85)
Ce qui est en cause dans ces récits est, d’un côté, l’ensemble de l’imaginaire d’une époque, où les rapports entre hommes et femmes sont viciés par l’hypocrisie et le cynisme ; où les rapports sociaux sont contaminés par le mensonge et l’injustice ; et de l’autre, un pays soumis à des crises successives, sur le point d’exploser. Nous pouvons relire ces récits en faisant le lien avec le roman postérieur Los pasos previos, dont les personnages sont déjà engagés dans la lutte armée ; et avec l’histoire tragique de la dernière dictature. D’une certaine façon, tout était déjà là, latent.
Paco Urondo construit avec ces matériaux une poétique précise, implacable, incisive, qui a souvent des échos arltiens[1] ; et ce faisant, non seulement il apporte un cadre existentiel à sa poésie, mais il nous offre un témoignage inestimable d’une époque trouble, où les démons qui s’abattront sur la nation quelques années plus tard sont déjà à l’œuvre, insidieusement.
Marián SEMILLA DURÁN
Histoires argentines de Francisco Paco Urondo, éd. L’atinoir Marseille, 220p., 16€.
[1] Nous nous référons à l’œuvre du grand écrivain argentin Roberto Arlt (1900-1942), créateur du roman urbain contemporain argentin.