Toutes les trente secondes aux États-Unis, une personne catégorisée comme latino fête ses 18 ans et alimente par conséquent les troupes d’une communauté d’électeurs souvent mal comprise, qui formerait ledit « vote latino ». En 2020, cette catégorie était composée de 32 millions d’électeurs, soit l’équivalent de la population totale du Pérou. Souvent surnommé « le géant endormi » pour sa faible mobilisation électorale et traditionnellement associé au camp démocrate, le vote latino constitue 13,3 % de l’électorat étasunien. Cependant, les dernières élections tendent à démontrer que les caractéristiques du vote latino au niveau national sont bien plus complexes à déterminer.
Photo : The DePaulia
Le concept de vote latino apparaît aux USA à partir des années 1950. Les soldats hispaniques impliqués dans les combats de la Seconde guerre mondiale commencent à s’organiser politiquement dans la lutte pour les droits des minorités. Depuis ces premières revendications, la communauté latino des États-Unis n’a cessé de croître et de se diversifier. Longtemps perçue comme un trophée démocrate, en 2020 pourtant, certains pans de cette communauté feront gagner Donald Trump dans plusieurs États américains. Le vote latino serait-il dès lors un vote comme les autres ?
Un vote à géographie variable
Aux États-Unis, l’électorat hispanique est réparti principalement sur cinq États : la Californie (8 millions de votants latinos), le Texas (5,6), la Floride (3,1), New-York (2) et l’Arizona (1,2). Néanmoins, la couverture médiatique octroyée à cet électorat dépend largement de l’État dans lequel il se trouve. En nombre de votes, il y eut plus de Latinos votant pour Donald Trump en Californie qu’en Floride. Malgré leur poids démographique, dans des États non compétitifs, tels que la Californie ou New-York, traditionnellement orientés démocrate, le vote latino est invisibilisé car il ne permet pas d’y faire la différence. Les campagnes politiques s’orienteront donc en priorité vers les populations latinos des États-pivots du Texas, de Floride et d’Arizona, où cette catégorie de votants permet de faire pencher la balance vers l’un ou l’autre candidat. Cet intérêt à deux vitesses pour les communautés latinos laisse transparaitre un sentiment d’aliénation de ces communautés par le système politique. En effet, aux dernières élections, 60 % des Latinos ne considéraient qu’aucun des candidats n’aurait vraiment pris le temps de s’adresser à eux en tant que force politique.
L’influence de l’histoire migratoire
Les analystes politiques ont tendance à penser que la politique étrangère a peu d’influence au moment des élections nationales. L’exception à cette règle réside dans le vote latino, qui est en partie orienté par son histoire migratoire. La communauté cubano-américaine de Floride en est l’exemple le plus édifiant. Ayant fui le régime castriste, cette communauté aura tendance à voter pour le candidat républicain, jugé le plus anti-communiste. Il est intéressant de souligner que ces dernières années, cet électorat a été amplifié par l’arrivée de vagues migratoires fuyant les régimes socialistes du Venezuela ou du Nicaragua.
Très actives politiquement, ces forces électorales ont été galvanisées par Donald Trump, qui faisait planer sur une potentielle victoire de Joe Biden le spectre du castro-chavisme. La reconquête du vote latino conservateur en Floride est une des stratégies au long cours de la présidence Trump. En février 2017, il recevait à la Maison Blanche Lilian Tintori, femme de Leopoldo López, opposant emprisonné par le gouvernement vénézuélien. Il accusera également Barack Obama et le parti démocrate en général de pactiser avec le régime de Cuba. Ses accusations se verront renforcées d’autre part par l’absence de réponse efficace du parti Démocrate. En effet, le développement d’une mouvance dite socialiste au sein de ce parti ces dernières années, représentée par Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders, aura eu raison définitivement de cette partie de l’électorat.
Latino, minorité ethnique ?
Longtemps, le vote latino a été identifié comme hostile aux politiques restrictives en matière d’immigration, ce qui par conséquent le rendrait plus enclin au candidat démocrate. Acquis à Joe Biden, le vote latino est considéré comme celui d’une minorité raciale, parmi d’autres. Pourtant, les Latinos se considèrent dans leur grande majorité comme des personnes blanches. Elles sont donc peu sensibles aux revendications du mouvement Black Lives Matter et sa lutte contre la suprématie blanche, par exemple. Dans de nombreux États conservateurs tels que le Texas ou la Floride, l’alliance de ces minorités n’existe tout simplement pas. Les Latinos de ces États répondent plus favorablement aux politiques sécuritaires tels qu’une police forte ou le maintien du second amendement. Il en va de même pour les questions migratoires.
À titre d’exemple, le comté de Starr, au Texas, à la frontière mexicaine, a un corps électoral composé à 96 % de Latinos et vit une explosion des votes de 200 % en faveur de Donald Trump entre 2016 et 2020. Les populations hispaniques y sont également plus conservatrices et répondent favorablement aux discours centrés sur les valeurs traditionnelles tels que la famille, la religion ou l’opposition à l’avortement. Le vote des évangélistes dans ces États est également alimenté par de larges pans des communautés latinos. Quant au biais du genre, il joue également un rôle fondamental, à l’heure d’essayer de caractériser le vote latino. En effet, les postures machistes et autoritaires de Donald Trump séduisent en priorité les latinos, moins les latinas. Dans l’État du Nevada, Trump récolte 48 % des votes des hommes latinos et seulement 28 % des femmes. Ces différences de genre apparaissent systématiquement dans tous les États avec une forte présence latino. Le vote de certaines communautés latinos se rapprocherait donc plus du vote conservateur des hommes blancs que de celui d’une « minorité ethnique ».
Au contraire, le vote latino peut également se structurer comme celui d’une minorité ethnique dans certains États où ces communautés sont victimes de discrimination. Pour la première fois en vingt-cinq ans, l’État d’Arizona est devenu démocrate en 2020, grâce à la mobilisation de l’électorat latino qui y constitue 24 % des électeurs. Cette victoire démocrate est liée à la politisation croissante des populations latinos au cours des dix dernières années, en réaction à la loi 1070. En 2010, cette loi criminalisait les personnes sans papiers en Arizona et autorisait les forces policières à des interpellations sans autre motif que la couleur de peau. À l’époque, cette loi, médiatisée à l’échelle internationale, créa un conflit entre l’État et le gouvernement fédéral, alors mené par Barack Obama, qui finira par l’annuler en 2011. Cette attaque directe contre les communautés latinos installées dans cet État du Sud-Ouest aura comme conséquence le développement d’un activisme politique latino en Arizona. Ce mouvement poussa les populations sujettes aux discriminations à s’inscrire sur les listes électorales, à s’impliquer activement dans la vie politique et à mobiliser les populations latinos fraichement naturalisés.
Les élections américaines de 2020 permettent donc de mettre en lumière l’impressionnante diversité et vivacité dudit vote latino. À tort, ce vote est apparu comme un monolithe acquis à la cause démocrate alors qu’il est traversé par des questions générationnelles, mais aussi de genre, de classes, de religion, de politique étrangère, de race ou encore par des mouvements internes propres à chaque État.
« Nous tirons la sonnette d’alarme sur les vulnérabilités des Démocrates avec les Latinos depuis très, très longtemps », twitta la députée Alexandra Ocasio-Cortez à l’issue du décompte en Floride. Les résultats démocrates dans certains États démontrent en effet l’incapacité du parti à mobiliser les nouveaux électeurs latinos. Dans des régions dévastées par les conséquences économiques de la pandémie, le parti n’a pas réussi à s’emparer clairement des votes des populations les plus vulnérabilisées par la crise. Même en Arizona, où leurs votes furent déterminants, la victoire de Biden s’explique par la structuration d’un activisme local, indépendant du parti démocrate.
Selon Geraldo Cadavo, auteur du livre The Hispanic Republican : The Shaping of an American Political Identity, from Nixon to Trump, « à chaque élection, il y a cette idée que les Latinos sont sur le point de sortir de leur coquille, comme si les experts les redécouvraient tous les quatre ans. » En 2020, une telle méconnaissance du vote latino de la part des élites politiques américaines en devient presque insultant. Ces communautés, présentes aux États-Unis depuis la création du pays, ne se satisfont plus d’un spot publicitaire en espagnol ou d’un groupe de mariachis en début de meeting électoral. Le vote multifacétique de la communauté hispanique est en soi un pur produit de la polarisation politique des États-Unis et correspond à l’assimilation culturelle progressive de ces communautés aux débats de la société américaine. Par conséquent, année après année, élection après élection, les intentions du vote latino se troublent car en soi… ce vote n’existe pas.
Romain DROOG