De son illustre ancêtre le maréchal Sucre, camarade en son temps de Simón Bolivar, José Antonio Ramos Sucre héritera de la fougue, non pas celle des armes mais celle des mots, qu’il manie avec une justesse et une honnêté à fleur de peau. Ce poète vénézuélien, qui s’est suicidé à l’aube de ses 40 ans, alors Consul du Vénézuela à Genève, laisse derrière lui une oeuvre poétique onirique et totale. Les Presses Universitaires de Lyon publient cette année le recueil « la substance du rêve », composé de poèmes écrits par Sucre entre 1912 et 1930, une occasion peut-être d’enfin mettre la lumière sur cet énigmatique poète vénézuélien.
Photo : Presses Universitaires de Lyon
Descendant de la famille d’Antonio José Sucre, héros des guerres d’indépendance d’Amérique du Sud, Sucre est un érudit, un polyglotte qui fut professeur de grec et de latin et qui baigna dans un bouillonnement littéraire où se réunirent de nombreuses influences. Les poèmes que composent ce recueil ont été publiés entre 1925 et 1929. À une époque où le poète Oswald de Andrade venait de publier son manifeste anthropophage qui avait propulsé le modernisme brésilien sur le devant de la scène, Sucre fait figure dans la littérature sud-américaine d’un navigateur solitaire, hors courant, une sorte « d’apatride dans notre poésie moderne », pour reprendre les mots du professeur Gustavo Guerrero qui préface ce recueil. Sucre serait alors cet apatride anthropophage, nourri par son éducation classique et par la poésie européenne, influencé et marqué par ces grands noms du vieux continent qui participeront à faire de lui un poète profondément unique.
José Antonio Ramos Sucre n’est pas un poète inconnu. Nombres de ses contemporains ont salué son style, son incroyable habileté d’écriture. Son oeuvre a été diffusé en dehors des frontières de son Venezuela natal et une chaire de littérature porte son nom à l’Université de Salamanque en Espagne. Non, Sucre n’est pas un poète inconnu, ni oublié, mais sans doute un poète que la postérité n’a pas retenu à sa juste valeur.
Un manque de reconnaissance peut-être explicable par la particularité de Sucre. En effet, Sucre est un poète profondément mélancolique, et l’évidente modernité de sa poésie ne parvient jamais tout à fait à effacer le spectre du romantisme qui plane sur ses textes. La vie que mène ce poète inclassable est pour lui un poids, et il le dit, dès le début du recueil, comme pour nous introduire à ses complaintes qui vont suivre : il est né trop tard. Ainsi, il contemple son monde avec dureté et chante tour à tour « l’innocence du monde primitif », le monde antique, se rêvant satyre, et le monde médiéval, qui donne parfois à ses poèmes des allures de tableaux préraphaélites.
Lire Sucre c’est accepter de se laisser emporter, accepter que sa poésie n’offre pas aisément de bornes la délimitant, une poésie vivante qui s’expérimente. Et le nom même du recueil – La substance du rêve – est une indication claire, les poèmes semblent être une succession de rêves, de visions, de contemplations. Sucre nous embarque avec lui dans une traversée onirique dont le style et le langage poétique sont si personnels et profonds que chaque page semble renfermer en elle tout l’esprit d’un homme. Si il fallait tenter de résumer la poésie de Sucre, ce sont ses mots même, quand il fait l’éloge de la poésie éloquente, qui seraient les plus parlants : l’image, « moyen susceptible d’exposer la philosophie la plus ardue et de transmettre électriquement l’émotion », l’image qui « laisse un sillage d’indéfinition et de sainteté qui sont le propre de la plus excellente poésie ».
Antoine BERGER
La substance du rêve, de José Antonio Ramos Sucre, édité aux Presses Universitaires de Lyon, traduit de l’espagnol (Vénézuela) par François Géal, Michel Dubuis et Philippe Dessommes. 288 p. 15 €.