La BD Bolita, polar noir, paraît chez iLatina, maison d’édition française dédiée à la publication du fonds bande dessinée latino-américain qui a beaucoup puisé dans les talentueuses productions argentines. Bolita est d’abord paru en Argentine, dans la mythique revue Fierro. Elle est le fruit de la collaboration de Carlos Trillo pour la plume et Eduardo Risson pour le dessin, deux complices ayant produit « plusieurs milliers de pages de BD », écrit dans son prologue le traducteur, Thomas Dassance. Les histoires de Carlos Trillo sont connues en France. Il y est publié de longue date et a reçu, pour L’Iguane, l’Alph-Art du meilleur scénario du Festival d’Angoulême en 1999.
Photo : iLatina
Rosemery, alias Bolita (petite boule), jeune femme bolivienne de 27 ans, « trop laide pour être pute » dit-elle, est le personnage central de cette histoire. Le premier « strip » (bande) est composé de deux vignettes qui nous montrent les lieux de « ceux qui se lèvent tôt » pour aller travailler et habitent dans les banlieues lointaines des métropoles. Premier bus dans la nuit noire de Bajo Flores, un des quartiers populaires qu’on appelle « villa miseria », au sud de Buenos Aires, puis métro des matins blêmes. Elle part donc pour Acasusso, quartier chic dans le nord de la province de Buenos Aires, chez « Madame », pour un boulot de femme de ménage, « technicienne de surface » dit-on dans les agences de recrutement. La maison bourgeoise de style français est imposante et son occupante, une poupée Barbie aux jambes qui n’en finissent pas. Dès les premières planches sont montrés « Monsieur », le frère jumeau et l’amant de sa sœur, l’évêque sulfureux, le curé German, et Raula, matrone obèse qui porte le « bombí », borsalino à la mode bolivienne. Raula, qu’on appelle dans son dos, elle aussi, Bolita, comme tous les compatriotes boliviens installés en Argentine, a travaillé dans les demeures des bourges et distille ses conseils à Rosemery : « Et qu’ils n’apprennent pas que tu lis comme une folle. Ils douteront de toi… ».
Une femme de ménage, alphabétisée et grande lectrice ? Qui est-elle, que fait-elle et que cherche-t-elle ? Après sa première journée de travail chez les jumeaux incestueux, Bolita rejoint Toco chez lui pour lui demander des informations sur ses louches employeurs aux noms allemands imprononçables. Toco est un macho, libidineux, alcoolisé, armé d’un flingue et violent à l’occasion mais c’est un policier de la Seguridad de Buenos Aires, utile compagnon pour le lit et les investigations de l’héroïne.
Rosemery enquête en effet sur le sulfureux couple incestueux. Elle cherche des informations sur le docteur Josef Mengele, celui qu’Olivier Guez définit comme « Le soldat de la biologie allemande » qui avait mené à Auschwitz des recherches sur les jumeaux. Serait-il le parrain du couple ? Rosemery croit découvrir une conspiration mondiale nazie et finit par tomber sur les « Nouveaux directeurs d’enseignement pour les collèges catholiques du monde entier » : ce sont les jumeaux qui ont rejoint le Vatican en toute hâte avec l’aide de l’évêque argentin, ami du couple. Rosemery n’a plus de boulot.
Ruth, la bibliothécaire pourvoyeuse des livres que dévorent Rosemery, lui présente un journaliste intéressé par sa vie d’immigrée pauvre qu’elle a consignée dans un récit. Elle n’en est pas dupe, il accroche à son physique rond et sa couleur, lui qui est « trop blanc » dit-il. Une nouvelle exploration sociale et sexuelle s’offre à Rosemery.
L’album déroule des planches chargées de signes, d’informations, de détails qui intéressent autant, sinon plus, que l’intrique : les polarités physiques et sociales des personnages sont surlignées, les caractéristiques urbaines montrées avec une justesse sociologique indéniable. Le trait est fort, les cadrages et les angles de prise de vue surprennent et capturent le regard. Les liaisons entre plans et les ellipses sont astucieuses et les contrastes entre les noirs et blancs très travaillés.
Rosemery cite Ezra Pound dont elle a trouvé un livre, Le Canto, chez ses employeurs en fuite au Vatican : « viens, ayons pitié de ceux qui ont plus de fortune que nous ». Comme si les auteurs signifiaient aux lecteurs que la jeune femme était au-dessus du ressentiment et de la haine. Ce « petit bout de femme » n’a pas froid aux yeux, dévore la vie, en prend « plein la gueule » et nous donne à lire la société argentine dans ses noirceurs, ses hypocrisies et ses clivages abyssaux.
Maurice NAHORY
Bolita, Carlos Trillo/ Eduardo Risso traduction de Thomas Dassance (Argentine) (Ed. iLatina, Collection ‘’Grandes autores’’, janvier 2020, 74 pages, 15 €)