Lina Meruane devait être en France ce mois d’octobre pour participer aux 19e Belles Latinas, notre festival littéraire avec une quinzaine d’écrivains invités. La crise sanitaire planétaire en a empêché une partie d’être des nôtres et nous leur avons renouvelé notre invitation pour l’an prochain. L’an dernier Lina Meruane a publié en français Un regard de sang, chez le même éditeur.
Photo : Editions Grasset
Corps astraux/désastreux. Du fait de sa dimension planétaire, l’épidémie de COVID19 a pu être perçue comme l’instant zéro d’une nouvelle ère ; mais aussi dramatiques soient ses conséquences, elle est plutôt un symptôme. Le concept d’Anthropocène[1] peut rendre compte de cette situation pas si nouvelle, celle d’un système en crise : surexploitation des ressources naturelles, changement climatique, disparition d’espèces animales et végétales, etc., tous ces phénomènes sont interconnectés. La perception de la fragilité de notre monde nous met inévitablement face à notre propre fragilité. Le cogito cartésien n’est plus de mise, car nous sommes cernés par des dangers extérieurs (le manque d’eau, l’assèchement des sols, la pollution de l’air, de la terre et des océans…) mais aussi intérieurs (nos corps réagissant à ces agressions à travers des cancers et d’autres maladies). Je suis un corps (Je suis un corps qui pense) est le constat qui s’impose et qui est à la base de ce nouveau roman de Lina Meruane.
Comme d’autres écrivains (et notamment d’autres écrivaines : Fernanda Trías, Gabriela Cabezón Cámara, Claudia Salazar Jiménez, Valeria Luiselli…) ou cinéastes (Lucía Puenzo, Lucrecia Martel, Claudia Llosa…), le corps est au centre de l’œuvre de Lina Meruane, et notamment de Système nerveux. Le titre est par ailleurs polysémique, car il renvoie aussi bien à ce système « responsable de la coordination des actions avec l’environnement extérieur et de la communication rapide entre les différentes parties du corps [humain ou animal] » (Wikipedia) qu’au fait que notre système–monde est « nerveux », inquiet, se sait en crise, voire en danger de mort.
Pour relier ces deux dimensions (l’individuelle et la planétaire, le micro et le macro –Uno y el Universo, pour reprendre le titre d’un essai (1945) de l’écrivain et physicien Ernesto Sábato), Lina Meruane construit un roman qui peut être lu comme une sorte de fable ; d’ailleurs, les personnages n’ont pas de noms, ce sont la Mère, le Père, les Jumeaux, l’Aîné, l’Amie… On accède à cette histoire à travers les yeux – mais aussi l’odorat et tout un corps ultrasensible – de la protagoniste, « Elle ».
Cette histoire a de multiples dimensions : la première est individuelle, c’est la difficile histoire d’amour entre Elle et Lui, dans une ville qui est probablement New York, où Elle, malade, n’arrive pas à finir sa thèse en astrophysique, alors que Lui, anthropologue légiste, s’occupe de l’identification de migrants enterrés dans des fosses anonymes. La dimension centrale est familiale : on assiste aux déchirements d’une famille recomposée – et passablement décomposée -, marquée de façon indélébile par une tragédie, la mort de la mère de la protagoniste à son accouchement, avec les reproches et les sentiments de culpabilité que cela entraîne, d’autant plus forts que le Père et sa nouvelle épouse sont médecins.
Au-delà de cette dimension familiale, il y a un arrière-plan politique : Elle, loin de son pays, observe ce Chili (jamais nommé non plus) meurtri par ses silences, ses peurs, ses contradictions intimes. Mais la réflexion est plus vaste, car l’Histoire de son pays s’insère dans celle d’un monde détraqué et chaotique, marqué par la violence et le mépris de l’Autre. Enfin, les références à l’astrophysique, à l’Espace et à l’Univers, établissent un contrepoint permettant de replacer ces histoires individuelles dans un cadre beaucoup plus large.
Le fragment est l’élément-clé à partir duquel se construit ce roman : le texte se présente sous l’apparence d’une suite de textes courts, pouvant aller d’une ligne à une page : comme si le corps du texte (son unité), était lui aussi menacé par la destruction. Certains fragments ont des résonnances aphoristiques (« Nager contre tous les courants, jamais dans leur sens »), d’autres sont plus narratifs, beaucoup renvoient au corps, au regard minutieux, détaché et parfois cruel sur le propre corps ou sur celui de l’Autre, sur son fonctionnement et surtout ses dysfonctionnements, comme dans ces deux lignes qui rendent compte d’une biopsie : « Le crabe déchiqueté finit à la poubelle, ainsi que le sein maternel tout entier ».
La Maladie est un des grands sujets de Système nerveux : cette maladie peut opérer comme métaphore des doutes du personnage (Elle, qui n’arrive pas à finir sa thèse, et qui a dépensé tout l’argent du Père dans ce travail inachevé, souffre au début du roman d’une étrange paralysie du bras), mais aussi comme métaphore – ou tout simplement comme symptôme – d’un environnement malade et malsain (le Cancer de la Mère, l’attitude suicidaire et autodestructrice de l’Aîné). Meruane pose ainsi son stéthoscope sur nous-mêmes et sur nos vies ; sa littérature tente de faire ce travail que la médecine ne fait plus, comme le constate le Père-médecin (devenu Père-malade) sur son lit d’hôpital : « Tout a tellement changé, je suis en train d’apprendre à oublier ce que j’ai appris, car ces connaissances ne servent plus à rien ou n’ont plus la moindre valeur, écouter le corps d’un patient, l’examiner, le toucher : à présent les seules certitudes sont celles que produisent les machines, les yeux des machines. »
C’est de ce monde-là que nous parle Système nerveux : d’un monde froid, régi par la performance, gouverné par la technique et les ordinateurs (« l’erreur 404 », cauchemar des internautes, qui indique « que ce qu’on recherchait n’avait pu être trouvé ou n’existait pas » revient comme un leitmotiv dans ses pages), cerné par la violence et la mort. La lecture de Système nerveux est une expérience tour à tour fascinante et inquiétante, parfois dérangeante, toujours poétique : « Il y avait un énorme trou au centre de la Voie Lactée. La poitrine d’une ancienne déesse avait répandu tout son lait autour. »
Raúl CAPLÁN. *
* Professeur de Littérature Hispano-américaine ILCEA4 -Université Grenoble-Alpes
Système nerveux de Lina Meruane. Traduit de l’espagnol (Chili) par Serge Mestre aux éd. Grasset, octobre 2020, 336 p., 24 €.
[1] L’Anthropocène est une nouvelle époque géologique ; elle se caractérise par l’avènement de l’homme comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques. Source