Avec l’élection du président Iván Duque, et pire encore depuis le début de la pandémie, les assassinats ont repris de plus belle en Colombie. Entre le 21 et le 24 août, vingt personnes ont été massacrées dans quatre régions différentes du pays, alors que cinq, puis huit adolescents avaient été tués sans aucune raison apparente, respectivement à Cali lors d’une fête et dans le Nariño, aux environs du 15 août.
Photo : Comisión Nacional de Genero
Ce conflit bien identifié entre la guérilla, les paramilitaires, les trafiquants et les agents de l’État, et auquel devait mettre fin l’accord de paix signé en 2016 mais jamais appliqué, a fait en soixante ans plus de neuf millions de victimes. Mais les massacres de ces dernières semaines rappellent les périodes les plus noires de l’histoire du pays : la Colombie se retrouve classée par l’ONG britannique Global Witness comme étant le pays le plus dangereux au monde pour les défenseurs de l’environnement. Mais aussi des droits de l’homme…et de la femme : beaucoup de leaders assassinés sont des militantes. Et le silence perdure, on ignore le nombre exact des victimes.
Il est clair que, dans ce contexte, les viols et abus sexuels sont plus ignorés encore. Ces silences, la négation des faits sont souvent les mêmes, hélas, en la matière, dans la plupart des pays du monde. Et il est certain que c’est en parlant, en dénonçant, que l’on pourrait tenter de résoudre le plus adéquatement les conflits, notamment en matière de violence sexuelle ; mais en Colombie cela parait particulièrement difficile. Ces cinquante ans de conflit violent et un territoire national rempli de fosses communes et d’histoires de terreur ont tendance à banaliser la situation des femmes ; même les réflexions causées par la pandémie ou les mouvements féministes très récents et la nomination d’une femme homosexuelle à la tête de la mairie de Bogotá, ne semblent pas aider à raisonner vraiment sur ces thèmes.
Pourtant on note de modestes éléments d’espoir en cette période de post-conflit. En effet, si les Forces armées et d’autres acteurs armés n’ont pas cessé d’exercer une extrême violence à l’encontre de femmes, de petites ou jeunes filles, sur tout le territoire, une nouvelle impulsion s’impose avec de plus en plus d’évidence : plusieurs personnes se décident à dénoncer et à surmonter la peur de parler ou les silences complices. Le 21 juin dernier, dans le territoire indigène Dokabu, situé dans le Risaralda, sept soldats appartenant aux Forces armées colombiennes ont violé une fillette de onze ans de l’ethnie Emberá, alors qu’elle était sortie cueillir des goyaves : ils la séquestrèrent pendant quinze heures et ses parents la retrouvèrent prostrée le lendemain. Mais la fillette put raconter les faits et reconnaître trois de ses bourreaux et l’affaire a remué tout le pays.
Cependant, malgré les articles de presse et le rejet unanime de la société civile, c’est le sergent qui s’était décidé à dénoncer les coupables qui a été exclu des forces armées et la justice a décrété un « acceso carnal abusivo » (abusif et non violent) comme si la fillette avait été consentante… « Consentement » qui n’est pas reconnu par la loi colombienne avant l’âge de quatorze ans ! Comment interpréter ces contradictions judiciaires ?
Le Conseil de Sécurité des Nations unies a régulé ces situations dans les résolutions « Mujeres, paz y seguridad » (femmes, paix et sécurité) mais pour beaucoup, au-delà de cette transversalité, le système de patriarcat et le système de guerre sont deux faces de la même médaille : l’un est consécutif de l’autre. Le genre serait-il alors un concept organisateur autour duquel on pourrait étudier, voire rechercher systématiquement, non seulement la notion d’égalité mais les possibilités de transformation de l’ordre mondial caractérisé par la violence ?
C’est un des grands questionnements des études sur « le genre et la paix » en Colombie, le patriarcat étant compris comme « une organisation sociale qui confère le contrôle du pouvoir aux hommes » (Joshua Goldstein). Ainsi s’identifient les racines de la violence étatique, de l’autoritarisme, de l’inégalité (tant pour les hommes que pour les femmes d’ailleurs parfois) comme Wilhelm Reich l’avait déjà écrit dans Die Massenpsychologie des Faschismus.
Aujourd’hui, les études sur le genre montrent qu’il ne s’agit pas d’un ordre établi de façon légale mais plutôt culturellement et tacitement.
Les hommes gardant en majorité le contrôle des économies, des forces militaires, des institutions éducatives et religieuses, s’est développée la notion de « privilège patriarcal », fil conducteur d’un système de croyances et du « système de guerre ». Le jugement éclair dont ont bénéficié les sept soldats met ce phénomène en évidence, une juridiction ordinaire et non le droit indigène alors que les faits se sont déroulés dans leur territoire.
Selon la revue Semana, les soldats avaient menacé la fillette si elle parlait : dans les sociétés patriarcales, la violence ne s’exerce pas seulement contre les femmes mais aussi contre les hommes qui la refusent, ce qui explique l’exclusion du sergent, et de toutes manières, dans les cent dix-huit autres cas de violence sexuelle présumée, commis par les Forces armées, aucun supérieur ne s’est vu exclu. C’est le silence et l’impunité, dans les pays de culture occidentale où dominent un système de justice et une logique de patriarcat : on argue alors de sentiments « vertueux », le risque de revictimiser ou d’humilier à nouveau les femmes qui se voient imposer une forme de honte et de culpabilité… Le courage de la fillette Emberá qui a parlé et celui de sa communauté qui l’a entourée, qui s’est unie sans crainte pour réclamer ses droits devant les installations du bataillon, sont donc admirables ! Face à la violence utilisée comme moyen pour résoudre les disputes…
Au-delà de l’indignation que peut provoquer cette dénégation de justice, il y a eu probablement en Colombie, au même moment, une série de coïncidences, de conversations, qui ont semé les graines d’une transformation culturelle à plus long terme : le 26 juin, cinq jours après le viol dont nous parlons, la revue Volcánicas a publié un reportage sur huit cas de délits sexuels présumés commis par le cinéaste le plus reconnu du pays, Ciro Guerra. Ce nouveau scandale a provoqué une cascade d’articles, de confessions, de prises de position comme celle du scénariste franco-colombien Jacques Toulemonde qui, en se disant du côté des victimes et en stigmatisant les mécanismes pervers de certaines relations sociales ou professionnelles, s’est vu attaqué violemment par les tenants du pouvoir patriarcal.
Cet effet « papillon » (qu’est- ce que la violence de genre ?, comment continuer à défendre le « privilège patriarcal » ?) peut être vu comme un signal positif même si, alors qu’est établie l’égalité légale entre les femmes et les hommes, les racines profondes, psychologiques et culturelles du patriarcat survivent dans les mentalités masculines et féminines.
Il faut rappeler que l’Accord de paix en cours et pour lequel le président Manuel Santos a reçu le Nobel de la Paix prévoit dans le processus de négociation un chapitre important « Femmes, paix et sécurité » du Conseil de Sécurité des Nations unies qui engage tous les acteurs de cet accord ainsi que tous les États membres. Cette norme est obligatoire pour les acteurs armés comme pour tous ceux qui participent en général à des négociations et accords de paix.
Selon Rebecca Gindele, de la manière dont s’accompliront les stipulations de genre dans l’actuel processus de paix en Colombie, pourront être tirés des leçons et des apprentissages pour de futurs accords de paix dans le monde. Tous les rapports coïncident aujourd’hui pour reconnaître qu’il y a un retard dans l’accomplissement de ces stipulations liées au genre par rapport aux autres : il a été compliqué de traduire ces standards normatifs en réalités concrètes parce qu’il y a toujours une énorme difficulté à comprendre réellement la problématique de la violence sexuelle. Et surtout que le genre est une construction sociale et culturelle contingente, changeante et permutable.
Claire DURIEUX
Angélica MANGA