En Bolivie, les tensions entre le gouvernement et l’opposition se poursuivent en pleine pandémie

Alors que le nombre de cas de Covid-19 ne cesse d’augmenter en Bolivie, renforçant l’état d’urgence sanitaire dans lequel se trouve le pays, la crise politique se poursuit entre le gouvernement de Jeanine Áñez et le MAS d’Evo Morales. Retour sur les rebondissements qu’a connu le pays ces derniers jours.

Photo : El Sol

Le 11 juin dernier, la Bolivie a recensé sa plus forte hausse quotidienne de nouveaux cas de Covid-19 depuis le début de l’épidémie (+ 884). Le total des personnes infectées s’élève désormais à plus de 16 000, auxquels s’ajoutent 533 décès (+ 21). Les autorités sanitaires, qui réévaluent leurs prévisions à mesure que l’épidémie progresse, estiment aujourd’hui que le pic de la contagion devrait intervenir fin juillet avec environ 100 000 malades et près de 7 000 décès, suivant une courbe exponentielle.

Bien que les départements les plus impactés restent Santa Cruz et le Beni, notons que la quasi-totalité des régions subissent une hausse importante de l’épidémie, ce qui se ressent d’ailleurs dans les récentes mesures prises au niveau des collectivités locales et plus précisément de certaines mairies. Rappelons que ce sont désormais les exécutifs locaux (départements, provinces, municipalités) qui, de manière coordonnée avec les autorités sanitaires, peuvent décider des mesures à appliquer sur leur territoire. Dans le Beni, Guayaramerín et Riberalta ont suivi l’exemple de Trinidad, la capitale, en adoptant un confinement strict et en déployant des brigades médicales qui effectuent des « patrouilles » au domicile des riverains pour évaluer le nombre d’infectés et adapter les mesures sanitaires en conséquence (isolement, hospitalisation, etc.).

Cette méthode, nommée encapsulamiento (mise en bouteille), devait également être mise en place dans les trois provinces du Tropique de Cochabamba (Chaparé, Carrasco et Tiraque), désormais l’un des principaux clusters de l’épidémie, qui concentrerait 45 % des décès et plus d’un tiers des malades du département de Cochabamba. Mais les mesures édictées dans cette région majoritairement cocalera et donc acquise au MAS (Mouvement vers le socialisme) sont extrêmement difficiles à mettre en œuvre. Evo Morales, qui s’exprimait sur une station de radio locale cette semaine, estime que la propagation du virus serait due au déploiement dans la région de forces de l’ordre et de militaires déjà contaminés, et au manque de moyens mis à disposition dans les centres de soins de la région. L’exécutif considère de son côté que les récentes manifestations anti-Áñez (la présidente par intérim) et les appels au non-respect du confinement de la part de certains élus locaux, sur fond de thèses conspirationnistes, seraient la cause de la situation actuelle.

Globalement, le problème du manque de matériel et de ressources humaines dans les centres de soins se pose dans tous les départements affectés par l’épidémie. Sur l’ensemble du territoire, on estime que la prise en charge des patients est défaillante (partielle voire inexistante) dans plus d’une vingtaine d’hôpitaux. Par ailleurs, on a appris cette semaine que le Centre national des maladies tropicales (Cenetrop), principal centre de tests basé à Santa Cruz, est actuellement en sous-effectif puisque 40 % de son personnel est atteint de la Covid-19 et par conséquent en incapacité de travailler. Le retard engendré dans la réalisation des tests, qui s’ajoute à un nombre déjà très faible de détections (seulement 1 400 par jour au niveau national), aboutit à une sous-évaluation du nombre d’infectés.

L’autre problème soulevé par le gouvernement central ces derniers jours est celui du trafic de plasma hyperimmunisé de la part de particuliers remis du virus et qui essayent de profiter financièrement des appels aux dons qui se multiplient chez certaines familles de patients. L’exécutif a annoncé qu’un projet de loi était en cours d’élaboration pour sanctionner encore plus durement ces pratiques déjà interdites. L’obligation de dons pour les personnes immunisées est également envisagée.

Nouvelles dates pour les élections 2020

La nouvelle loi de report des élections a été promulguée par la présidente Jeanine Áñez après son approbation par la majorité des élus parlementaires. Le dimanche 6 septembre marquera donc le premier tour du scrutin qui verra s’affronter les candidats et alliances de partis déjà inscrits à l’heure actuelle. La campagne électorale ainsi que les enquêtes d’opinion pourront reprendre quarante-cinq jours avant le premier tour des élections, soit autour de la mi-juillet. Le Tribunal suprême électoral (TSE), en charge de l’organisation des élections, a accepté le principe d’une révision des listes électorales, qui était réclamée notamment par le candidat Luis Fernando Camacho, ce qui devrait permettre à plus de 100 000 nouvelles personnes majeures d’être habilitées à voter.

Malgré la promulgation de la loi par l’exécutif, le ministre de la Présidence Yerko Núñez a répété que le gouvernement de transition n’était pas partie prenante de l’accord négocié entre la quasi-totalité des partis politiques et le TSE, et qu’il tiendrait le MAS pour premier responsable des « possibles conséquences sanitaires » que pourrait engendrer la tenue du scrutin en pleine crise (bien que les prévisions laissent penser que l’épidémie de Covid-19 aura atteint son pic avant septembre). Evo Morales s’était félicité ces derniers jours, sans doute par esprit de provocation, d’avoir été à l’origine de l’accord conclu avec le TSE pour la tenue du premier tour des élections le 6 septembre, des propos rapidement démentis par le président de l’organe électoral, qui affirme avoir consulté les représentants de l’ensemble des coalitions de partis concernées.

Autre rebondissement, Franz Choque Ulloa, le vice-ministre du Travail, a été démis de ses fonctions par Jeanine Áñez lundi dernier suite à la diffusion d’un enregistrement dans lequel il affirmait que la candidate de l’alliance Juntos pourrait bénéficier d’un report de voix considérable grâce à la mise en place d’un plan de réactivation de l’économie devant créer plus de 600 000 emplois au niveau national. Ce plan avait été annoncé la semaine dernière par la présidente lors d’une allocution télévisée, sans plus de détails. L’exécutif, qui a souhaité réagir rapidement afin d’éteindre tout début de polémique, a indiqué qu’il ne saurait tolérer la récupération de telles mesures à des fins électoralistes par des représentants du gouvernement. C’est précisément l’éventualité de ce type de pratiques qui avait conduit la plupart des candidats à l’élection présidentielle à critiquer la déclaration de candidature de Jeanine Áñez fin janvier.

Affaire des gaz lacrymogènes

Le quotidien argentin Página 12 (journal proche de la gauche kirchneriste) prétendait cette semaine, en se basant sur les données de FlightAware, une société américaine de suivi du trafic aérien mondial, que l’avion présidentiel bolivien aurait effectué vingt-cinq voyages entre la Bolivie et le Brésil du 11 novembre 2019 au 8 mai de cette année. Si l’article en question a rapidement été dénoncé par l’armée de l’air bolivienne, qui affirme que l’avion présidentiel FAB001 est constamment resté stationné en Bolivie depuis la prise de fonctions de Jeanine Áñez, le MAS s’est de son côté emparé du sujet et a demandé des éclaircissements quant à l’existence de ces possibles vols « suspects ».

Le parti d’Evo Morales lie en effet ces vols à l’affaire de l’achat prétendument surfacturé par le ministère de la Défense de cartouches de gaz lacrymogènes et de balles de défense au moment des conflits post-électoraux fin 2019, une affaire sur laquelle une commission parlementaire, qui vient d’être mise en place, va enquêter jusqu’au 10 septembre prochain. Rappelons que l’achat de ces munitions non létales, d’une valeur totale de 5,6 millions de dollars, a bien été effectué fin novembre 2019, en pleine période de troubles entre le gouvernement par intérim et les manifestants demandant le retour d’Evo Morales au pouvoir. Selon certains médias nationaux, la commande, réalisée auprès d’un fabricant brésilien, aurait été gérée par une société intermédiaire basée aux États-Unis dont l’un des représentants, accusé de trafic d’armes en Bolivie, aurait pu profiter de sa proximité avec des membres de l’actuelle administration bolivienne pour surfacturer la vente du matériel.

Le MAS s’étonne en particulier du fait que l’avion présidentiel aurait commencé ses voyages le 11 novembre 2019, soit dans les 24 heures qui ont suivi la démission d’Evo Morales et juste avant la prise de fonctions de Jeanine Áñez, survenue le lendemain. À compter de cette date et jusqu’au 27 novembre 2019, l’avion présidentiel serait resté en territoire brésilien, où il aurait effectué pas moins de six voyages entre São Paulo, Brasilia, Rio de Janeiro et Manaus, avant de revenir à La Paz. Interrogé ces derniers jours par Página 12 sur sa lecture personnelle de ces « révélations », Evo Morales affirmait que ces dernières le confortaient dans sa thèse du coup d’État, auquel aurait selon lui participé le gouvernement brésilien de Jaír Bolsonaro, qu’il associe à la droite évangélique bolivienne incarnée par Luis Fernando Camacho et Jeanine Áñez. Evo Morales avait déjà par le passé pointé du doigt une possible participation de l’ambassadeur du Brésil en Bolivie dans les négociations qui avaient suivi son départ.

Projet de loi de régulation de l’état d’exception 

Le Sénat à majorité massiste a approuvé mercredi un projet de loi de régulation de l’état d’exception conformément aux dispositions prévues par la Constitution bolivienne. Ce texte législatif fixe en détails les modalités de déclaration de l’état d’exception sur le territoire national. Selon le projet de loi, qui vient d’être envoyé à la Chambre des députés, l’état d’exception peut être instauré par décret présidentiel mais doit être motivé par l’exécutif et surtout obtenir l’accord du pouvoir législatif dans les 72 heures suivant l’annonce de la décision. En outre, même après approbation du décret par le Parlement, ce dernier garde à tout moment la capacité de le modifier ou de l’abroger s’il en constate une mauvaise application.

Le décret présidentiel doit également expliciter les mesures de restriction des libertés qui s’appliquent durant la période pendant laquelle l’état d’exception reste en vigueur (période ne devant pas excéder 60 jours, sauf prolongation acceptée par le Parlement). Celui-ci peut être déclaré en cas de « désastre naturel », de « menace extérieure », de « bouleversements internes » ou de « danger pour la sécurité de l’État », à l’exclusion notable des « mobilisations sociales », qui ne constituent pas un motif valable pour décréter pareille mesure. Une autre disposition importante du projet de loi prévoit que les forces de l’ordre ainsi que les militaires qui sont amenés à être déployés en soutien de la police sont tenus comme pénalement responsables des actes qu’ils commettent dans le cadre du maintien de l’ordre effectué pendant la période couvrant l’état d’exception. De leur côté, les individus qui enfreindraient les mesures restrictives édictées par décret ne pourraient se voir infliger d’amendes supérieures à dix pour cent de leur rémunération mensuelle ou du salaire minimum bolivien.

Ce projet de loi fait l’objet de vives critiques de la part des élus proches du gouvernement par intérim, qui considèrent que les prérogatives de l’exécutif s’en trouvent excessivement restreintes, notamment dans l’usage du monopole de la violence légitime face à des manifestants qui pourraient avoir « tous les droits ». Certains parlementaires ont d’ores et déjà annoncé leur intention de déposer un recours en inconstitutionnalité auprès du Tribunal constitutionnel plurinational. Plus inquiétant, Arturo Murillo, le ministre de l’Intérieur, a fait savoir que les institutions policière et militaire « ne se soumettraient pas à cette clownerie », estimant que le MAS cherche à travers ce projet de loi à se dégager de toute responsabilité en cas de nouvelles manifestations violentes en marge des prochaines élections générales.

Claire DURIEUX