Fin avril, on commençait à voir le bout de l’épidémie, ici en Europe. En Amérique latine, par contre, elle débarquait. On se doutait que ça allait mal se passer. Les premières images à la télé l’ont confirmé. C’était celles des cadavres abandonnés sur les trottoirs de Guayaquil en Équateur. Le pays n’avait pas anticipé. Il ne savait plus où aligner ses morts et il manquait de croque-morts pour les acheminer vers des cimetières déjà saturés.
Photo : Radio Canada
Depuis, des scènes comme ça, il s’en est répété, en Amérique du Sud. On a découvert les entrepôts-containers réfrigérés à défunts, à la porte des hôpitaux de Manaus au Brésil, les fosses collectives à São Paulo et Mexico pour ensevelir presque anonymement les victimes qui avaient succombé à la Covid-19. Mais fin avril, alors qu’on ne parlait encore que des cadavres des rues de Guayaquil, j’avais écrit un article dans un journal suisse, où je comparais l’impréparation de l’Équateur à la maîtrise de la crise par le Pérou, son voisin : confinement strict, pratique massive des tests, aide financière aux victimes économiques de la pandémie… À Lima, les autorités semblaient avoir tout juste. C’était il y a à peine deux mois. Aujourd’hui, les hôpitaux du Pérou sont saturés par les cas graves de la maladie, tout autant qu’en Équateur, autant qu’au Brésil, pays désormais classé 3ème au monde pour son total de trépassés du coronavirus.
Que s’est-il passé ? Comme ailleurs, la Covid a débarqué sur le sous-continent américain comme une maladie de riches. Ensuite, elle est devenue une épidémie de pauvres. Maladie de riches parce que seuls les gens qui pendulaient à travers le monde semblaient devoir l’attraper. Ceux qui voyageaient, pour affaire ou pour le farniente, de Chine en Europe, d’Europe aux États-Unis, des États-Unis en Amérique du Sud, de Chine en Amérique. Et de préférence en avion. Les locaux qui n’avaient pas les moyens de se déplacer, eux, résistaient, au début. Mais quand, dans chaque coin de l’Amérique latine, le patient zéro a commencé à essaimer son virus, corona s’est mis à faire des ravages chez les pauvres. Alors que les riches, qui avaient les moyens de se protéger, se confinaient chez eux. Les pauvres non.
Il leur fallait continuer à bosser pour survivre. Le chômage partiel leur passait à côté. Les subsides de survie ? Une misère qui ne tenait pas jusqu’à la fin du mois. Du coup, la distanciation sociale, c’était une vertu académique, chez les pauvres de l’Amérique du Sud. Dans les favelas de São Paulo, le confinement n’a jamais atteint 50 %. On imagine que dans la zone résidentielle des Jardins, là où vivent les privilégiés de São Paulo, le confinement devait être nettement mieux observé que dans ces quartiers populeux.
Malgré la pandémie, les pauvres doivent donc manger. Et pour manger, ils doivent travailler. Et pour travailler, ils doivent continuer à circuler dans la rue. C’est comme ça qu’on l’attrape, la Covid, dans les favelas, et c’est comme ça qu’elle est devenu une maladie des pauvres, la Covid. Si les pauvres avaient été moins pauvres, peut-être que coronavirus n’aurait pas galopé aussi vite à travers le sud du Nouveau Monde…
Mais comment faire pour que les pauvres soient moins pauvres ? Surtout en Amérique latine où les nantis, presque tous blancs, ne partagent pas leurs biens avec les démunis, presque tous indiens ou noirs ? Même à travers les impôts qu’ils payent. Quand ils les payent. Quand leur argent n’est pas réfugié aux Bahamas. Il y a quelques décennies, quand on était jeune et fougueux et qu’on ne doutait de rien, on avait cru avoir trouvé la recette : la révolution communiste ! À l’époque, elle se jouait en Asie, la révolution communiste. Un, deux, trois, Vietnam ! Aujourd’hui, Un, deux, trois corona… ça ne résonne pas pareil.
En 1975, l’oncle Hô et le général Giap, ils avaient réussi avec ça à bouter hors du Vietnam le prénommé impérialisme américain. Au nom de la révolution communiste. Avec un résultat, disons… mitigé ! Les Vietnamiens d’aujourd’hui n’ont pas beaucoup de liberté pour penser comment changer le monde, et le Vietnam d’aujourd’hui est devenu un tigre de la sous-traitance. Pas bon du tout, ça, pour l’égalité des revenus ! Par contre, le Vietnam, lui, semble avoir su juguler Covid, contrairement aux Équateur-Pérou-Brésil. Comment ? À la chinoise, en poussant sur les contrôles. Là-bas, l’autorité, ça ne se discute pas. Donc, le Vietnam a vaincu la maladie, mais toujours pas les inégalités. Covid ne va rien changer à cela. Toutes ces informations contradictoires qui se marchent les unes sur les autres, elles me laissent perplexe. J’espère que vous, elles ne vous empêchent pas de dormir.
Ce matin pourtant, j’ai entrevu une petite lueur, là-bas, tout au bout du corridor. Au travers d’un article glané dans le Courrier de Genève. Il m’a raconté qu’en Argentine on maîtrisait désormais le virus, et grâce à l’aide des gens. 19 000 personnes infectées seulement, et 588 décès pour 44 millions d’habitants. Comparez : 183 000 malades et 5 031 décès au Pérou, 31 millions d’habitants ! Oh, bien sûr, Daniel Gollan, le ministre de la Santé de la province de Buenos-Aires reste très, très prudent : « Nous affrontons une situation complexe et instable. Tout peut changer d’une heure à l’autre. » Mais la stratégie a l’air de fonctionner pour le moment. Le défi n’est pourtant pas mince. La province de Buenos-Aires, à elle seule, concentre 40 % de la population du pays. C’est là que les Argentins sont les plus pauvres. Dans la périphérie. Et aussi les plus riches. Dans les quartiers résidentiels. Un parfait laboratoire social.
Là où vivent les plus démunis, dans la province de Buenos-Aires, les communautés de quartier et les mouvements sociaux se sont mobilisés pour épauler les services de santé publique. Des milliers de volontaires quadrillent, autour de chez eux, un périmètre de cent mètres sur cent, pour repérer les malades, activer les secours, orienter les habitants et faire respecter les mesures de confinement. Cent mètres sur cent mètres autour de chez eux, ils connaissent le terrain. La méthode, bien sûr, rappelle les CDR (Comités de Défense pour la Révolution) cubains ou les brigades de surveillance vénézuéliennes, ou encore les sentinelles de quartier chinoises. Mais tous ces embrigadés-là sont recrutés par l’État pour surveiller les gens au profit de l’État. À Buenos-Aires, non. Les collectifs de vigilance sont organisés par les habitants eux-mêmes et font œuvre de salut sanitaire, pas de contrôle de police. C’est toute la différence. Donc en ce moment, l’Argentine semble avoir trouvé un moyen assez efficace pour combattre la Covid chez les pauvres mieux qu’ailleurs. Même si « la situation est complexe et instable, tout peut changer d’une heure à l’autre », comme continue de le répéter inlassablement le médecin-ministre de la Santé de la province de Buenos-Aires, Daniel Gollan. Ça donne tout de même un peu d’espoir. Et on en a tellement besoin, d’espoir, en ces temps de coronavirus, chez les pauvres en Amérique latine. Chez nous aussi. On fait également partie du destin du monde…
Jean-Jacques FONTAINE