L’ouvrage coordonné par Éric Fottorino – La presse est un combat de rue – alerte sur les menaces qui s’accumulent sur la presse écrite à l’ère de révolution numérique et d’une crise sans précédent de sa distribution physique. Le tableau aurait probablement été noirci s’il avait été écrit après le confinement décrété contre la coronavirus. D’un autre côté, les citoyens se sont informés et exprimés essentiellement grâce aux médias livrés sur leurs écran, dans leur foyer. Ce plaidoyer pour la presse papier n’est pourtant pas un adieu résigné et nostalgique à un monde finissant. C’est un manifeste culturel et politique. Que perd-on à vouloir être résolument « moderne » ?
Photo : L’Aube
Les mutations de l’économie de la presse papier sont à l’œuvre depuis plusieurs années. Le confinement a accéléré les bouleversements sociotechniques et économiques en cours. Journaliste de l’écrit, Éric Fottorino connait bien les bonheurs du journalisme de reportage, y compris en Amérique latine en début de carrière. Il a connu aussi les réalités de diverses salles de rédactions en France et, à la tête du prestigieux quotidien français Le Monde. Il sait les contraintes de la direction d’une grande entreprise de presse, de la fabrique de l’information à l’impression et à la distribution dans « l’espace public ». Cette expression vaut dans ses deux acceptions : urbanistique bien sûr mais aussi politique au sens où « l’espace public » désigne un ensemble de personnes rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun : économie, société, culture, politique, État, bref, toutes questions qui font société autour de ce que l’on partage.
Espace public, espaces numériques
En France, cet espace public solide est balisé par les kiosques et les marchands de journaux, en diminution continue (20 000), les bibliothèques (16 000), les salles, terrasses de café et bistrots (environ 100 000), les bancs publics, les squares, les jardins. Éric Fottorino affirme qu’il faut réanimer la rue. Chaque point de vente de presse devrait être un lieu d’accueil et de rencontres avec des tables et des chaises. La responsabilité en reviendrait aux éditeurs de presse et non aux marchands. L’expérience a été faite avec succès par l’auteur, en gare de Lyon-Part-Dieu dans les Relay, lors du lancement de Zadig en 2019.
Aujourd’hui, avec la multiplication des espaces numériques, l’essentiel de la production intellectuelle circule à travers les réseaux de télécommunications pour parvenir à des millions d’appareils auprès d’un large public. Cet espace public numérique est une réalité massive qui impose la hiérarchisation et le cadrage des faits politiques et sociaux. Il formate notre représentation du monde et des enjeux qui s’y jouent. Le numérique et les réseaux prennent la place occupée auparavant par la presse et les magazines. Le Docteur Raoult peut dire : sur mon blog mes messages ont « trois fois plus d’audience que Le Monde ». L’internet c’est la variété, la diversion et la dispersion. Les chaînes d’information en continu c’est tout, tout-de-suite, de manière brute, superficielle. Tout se noie dans les flux, y compris l’intelligence et l’émotion.
Opinion et vérité
Qu’est-ce qui indispose dans cette nouvelle réalité où le babillage incessant et l’opinion supplantent la recherche de la vérité par le débat ? Éric Fottorino circonscrit ainsi « l’aire du combat : « fournir au public-citoyen les armes de compréhension validées par des pratiques journalistiques fondées sur un savoir-faire éprouvé, sur une déontologie fiable, où la liberté ne vaut que par la responsabilité qui l’équilibre. » L’enjeu est la démocratie et la citoyenneté. Sous l’égide d’Hannah Arendt, il n’admet pas que l’on porte « atteinte à la matière factuelle elle-même ». Or les fake-newsprolifèrent dans les réseaux sociaux ; cela se mesure et a une emprise démesurée sur les communautés idéologiques confinées en silos. Cohérent et engagé dans un combat citoyen, Éric Fottorino passe aux travaux pratiques. Après avoir quitté Le Monde, il a créé en 2014 l’hebdomadaire Le 1. Il raconte la conception et la fabrication de cet objet singulier. Une feuille unique pliée en trois donc 16 pages en trois formats, pour un seul et unique thème mis en débat. Avec Le 1, le portrait du lecteur curieux est dessiné : il s’inquiète, prend grand soin de l’information lue parce que traitée avec rigueur. Le lecteur respecté aborde les choses en prenant son temps, pour se hisser à la hauteur des questions, en les examinant sous divers angles avec les contributions des experts, des scientifiques, des illustrateurs, des philosophes et des poètes. Le lecteur curieux a en mains un objet rare et précieux et y prend plaisir. Cette autre manière de faire un journal a connu le succès : 33 000 exemplaires sont écoulés en moyenne chaque semaine. Le journal a atteint l’équilibre financier en un peu plus de deux ans, sans recours à la publicité, et c’est devenu un groupe de presse avec deux nouvelles créations : America en compagnie de François Busnel et Zadig.
America est un mook trimestriel, proche du livre, qui offre aux écrivains une tribune sur l’infinie complexité de l’Amérique. Littérature ! Il fallait s’y attendre avec François Busnel, présentateur de La Grande Librairie sur France 5 chaque mercredi et Éric Fottorino, « écrivant » qui navigue du journalisme à l’essai et qui respire en romancier le monde tel qu’il est, tel qu’il devient et tel qu’on le voudrait. Zadig est lancé en mars 2019, dans la dynamique du succès des deux premières publications. Le n°1 du nouveau trimestriel a pour thème « Réparer la France », un récit au format du livre. Journalisme et littérature « font 1 ». Au fond, ce magazine pourrait avoir pour épigraphe ce propos de Camus dans Combat « redonner au pays sa voix profonde », «de l’énergie plutôt que la haine, de l’humanité plutôt que de la médiocrité » (août 1944)
Que faire ?
C’est la question « léniniste » d’un humaniste et donc ce n’est pas Lénine qui l’inspirera bien que le titre du livre invite à livrer « Un combat de rue ». Liberté, indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et financiers, appui de l’État mais aux projets éditoriaux émergents et non aux grandes fortunes propriétaires d’actifs dans les médias et qui se partagent une manne publique, légère pour eux mais si précieuse pour les artisans d’une autre presse. L’innovation exigeante doit rencontrer ses publics, inventer des formes rédactionnelles, constituer sa trésorerie en associant les publics. Zadig a été financé par levée de fonds. Mediapart et Le Monde ont inventé leur modèle économique. America est un projet daté : 2016-2020, la durée du mandat de Donald Trump. Un moment de basculement de l’Amérique et du monde. Éric Fottorino nous invite à nous libérer de la tyrannie de l’immédiateté pour retrouver le goût des autres, avec la presse, « preuve vivante de notre humanité ». Réparer, dit-il.
Maurice NAHORY
La presse est un combat de rue d’Éric Fottorino aux éd. L’Aube, 243 p., 20 euros.