Des chiffres truqués, de l’or confisqué, une invasion ratée et du carburant iranien. C’est un cocktail explosif que Nicolás Maduro fait avaler aux Vénézueliens en faveur d’une révolution bolivarienne qui ne peut même pas assurer de l’eau dans les hôpitaux. Radiographie d’un pays malade dont le fonctionnement est gravement compromis.
Photo : El Periodico Iranis
Les chiffres officiels fournis par le régime chaviste, le 24 mai, concernant les victimes du coronavirus, font état de 1 121 personnes infectées et dix décès. « Faux et absurdes », ont déclaré le directeur de Human Rights Watch pour les Amériques, José Vivanco, et le docteur Kathleen Page de l’université Johns Hopkins. « Dans un pays où les médecins n’ont même pas d’eau pour se laver les mains dans les hôpitaux », où « le système de santé est totalement effondré », où il y a « une surpopulation dans les quartiers et les prisons […] dans ces circonstances, mille personnes infectées et dix morts ne semble pas crédible », a déclaré le Dr. Vivanco.
Pour rédiger le rapport sur la situation humanitaire vénézuélienne, de nombreux médecins et infirmières ont été interviewés par Kathleen Page. Selon ce médecin, « une estimation prudente mettrait le nombre de décès à au moins trente mille ». Ce chiffre découle des conditions actuelles de salubrité, puisque les coupures d’eau courante affectent 25 % de la population qui doit sortir à sa recherche, et statistiquement, 1 % est nécessairement infecté par le virus. Ainsi, sur une population de trente millions d’habitants, il y aurait trois-cent mille cas de contagions, dont 10 % de morts.
Une situation « dantesque » a-t-elle ajouté, « où les médecins doivent apporter leur propre eau pour se laver les mains ou pour boire […]. L’un des chirurgiens m’a dit qu’il se lavait les mains avec l’eau qui tombe de la climatisation » avant d’assister à une chirurgie. 60 % des hôpitaux n’ont pas de gants ou des masques, et plus de 70 % n’ont pas accès à l’eau, au savon et au gel hydro-alcoolique. « La dictature réprime » a dit José Vivanco, en référence aux journalistes et au personnel médical qui tentent de parler de la situation désespérante, et il avertit : « C’est une véritable bombe à retardement ».
Human Rights Watch a lancé un appel à la communauté internationale pour faire pression sur le gouvernement de Nicolás Maduro afin qu’il autorise l’entrée de l’aide humanitaire, dirigée par l’ONU, dans l’ensemble du pays. Cette option a déjà été envisagée en avril par l’ex-chauffeur de bus, mais par le biais du Royaume Uni, qui détient neuf-cent trente millions d’euros en lingots d’or vénézuélien stockés à Londres depuis 2008. Caracas avait demandé à la Banque d’Angleterre, qui détient également des réserves d’or de nombreux pays (les deuxièmes réserves d’or au monde après la Banque centrale des États-Unis), que l’or soit transféré directement au Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud). C’est un litige qui date de début 2019, conséquence du refus de l’institution financière de céder l’or à un gouvernement considéré illégitime depuis l’auto-proclamation de l’opposant Juan Guaidó comme président intérimaire et reconnu comme tel par une soixantaine de pays parmi lesquels la France, les États-Unis et le gouvernement britannique.
Or Juan Guaidó vient d’être accusé par le parquet vénézuélien de fomenter une tentative d’ « invasion du Venezuela », le 3 mai, et d’avoir recruté des mercenaires pour renverser le président. « Leur objectif principal était de me tuer » a précisé Maduro. Cette « opération Gedeón », qui rappelle la tentative d’invasion de Cuba par les États-Unis dans la baie des Cochons en 1961, a eu lieu sur les côtes de Macuto, à moins d’une heure de route de Caracas. Bilan de l’opération ratée : huit morts et une soixantaine d’arrestations dont deux anciens soldats étasuniens. Ces derniers ont été présentés par Maduro, sur la chaîne publique VTV, comme étant des membres de la sécurité de Donald Trump, ce que l’intéressé a nié catégoriquement.
Rappelons au passage que, le 26 mars dernier, le département de la Justice de Washington avait lancé un mandat d’arrêt contre Nicolás Maduro et les membres de l’exécutif vénézuélien. Avec une récompense de quinze millions de dollars pour Maduro, et dix millions par membre de son gouvernement, ils ont été accusés de « narcoterrorisme » pour leurs liens supposés avec la guérilla des Farc colombiens. Ces soupçons trouvent un appui dans de courageuses enquêtes journalistiques, comme le rapporte Aude Mazque : « La garde rapprochée de [Maduro] n’a pas pris ses distances avec le pouvoir, car les généraux bénéficient de l’argent du trafic d’or, de drogue et de pétrole que le président leur laisse. Et ils ne semblent pas prêts à y renoncer. »
Mais le principal problème que Mr. Maduro doit résoudre aujourd’hui, en même temps que la crise provoquée par la pandémie, est la pénurie d’essence. C’est le comble du malheur dans ce pays qui possède les premières réserves mondiales d’or noir. À la suite du blocus imposé par Washington, dont les effets frappent particulièrement le secteur pétrolier depuis 2019, la production est tombée de trois millions de barils par jour à six-cent-vingt mille. Avec ses capacités de raffinage brutalement réduites, le Venezuela a passé une commande à l’Iran de un million et demi de barils de carburant, ce qui équivaut à trois semaines de consommation. Ainsi, Maduro a fait appel à l’alliance scellée il y a vingt ans par Hugo Chávez avec la République islamique, également asphyxiée par les sanctions américaines. « L’Iran et le Venezuela forment un axe unifié contre l’impérialisme américain », avait déclaré le défunt président avec l’habituelle dose de logomachie inoffensive.
Aujourd’hui, la pandémie du coronavirus agit comme un catalyseur de la guerre froide actuelle et un nouvel axe se consolide. C’est l’axe des désaxés, constitué de façon révélatrice par des pays où « liberté » et « démocratie » sont des vilains mots : la Russie, la Chine, Cuba, le Venezuela et l’Iran. De son côté, Donald Trump avait décrété des sanctions contre ces deux pays « dictatoriaux » et, sous prétexte d’effectuer des exercices dans les Caraïbes pour lutter contre le narcotrafic, la marine étasunienne était prête à une intervention sur des pétroliers iraniens pour perturber la livraison. Mais les analystes estiment que l’Oncle Sam n’est pas disposé à une confrontation directe avec Téhéran, bien que des soupçons existent sur l’existence de pièces de rechange pour les raffineries et même des armes.
À la lumière de ce qui est en train de se passer à présent au Venezuela, il faut se rendre à l’évidence : l’histoire semble vouloir répéter ses chapitres les plus sombres. Tout porte à croire que l’instauration de la globalisation dans un cadre d’entente cordiale entre nations n’est pas un procès linéal, mais se construit à force de mouvements rétrogrades. Ainsi, l’orbite elliptique sur laquelle gravite l’héritage chaviste nous ramène six décennies en arrière, à l’époque où la crise cubaine menaçait la paix mondiale. Ainsi survivent les vénézuéliens, comme des gazelles au milieu des fauves.
Eduardo UGOLINI