Le nouvel essai d’Alain Rouquié édité en février 2020, L’appel des Amériques, a tout pour réjouir l’équipe de la revue Nouveaux Espaces Latinos dédiée à la connaissance des sociétés et des cultures de l’Amérique latine. Son livre commence par une des questions que se posent, un jour ou l’autre, les Latino-américanistes, spécialistes, journalistes ou amateurs : l’Amérique latine est-elle « une région clé pour la connaissance du politique en Occident » ? Que nous apprend-elle, non seulement sur la singularité et le caractère exceptionnels de ses systèmes politique et sociaux, mais au-delà, sur nous et le monde ?
Photo : Babelio
Alain Rouquié commence son essai par un exercice de mémoire et, dans une belle langue, nous intéresse à son parcours personnel depuis son Rouergue natal jusqu’à l’Amérique latine en passant par Lyon, Paris et l’Espagne. Sa rencontre avec l’Amérique latine commence avec la langue et la littérature de langue espagnole, avant la découverte concrète des lointains pays.
Pourquoi l’Amérique latine ? « Je ne me suis jamais éloigné de ce choix initial qu’on pourrait qualifier d’existentiel ». Pourtant, aucune attache familiale ou affective ne motive au départ cette inclinaison. L’auteur consacrera aux pays du sous-continent un demi-siècle de travaux comme politologue puis comme diplomate, à partir de 1985. Pour les jeunes intellectuels de sa génération, le chemin emprunté n’est pas commun. La presse d’alors ne s’intéressait à ces pays que « pour évoquer désastre naturel ou sinistre politique. On n’aimait de l’Amérique latine que ses échecs et ses révolutions ». Son désir d’ailleurs n’est pas un effet de mode et n’est pas plus suscité par la révolution castriste que par les recherches renouvelées sur les civilisations amérindiennes ou précolombiennes. Ni Régis Debray ni Claude Lévi-Strauss.
Ses maîtres admirés à l’École Normale Supérieure de Lyon, à la Sorbonne et à Sciences Po Paris ne sont pas tous des latino-américanistes mais ceux qu’il rencontre, professeurs et étudiants étrangers talentueux, lui donnent le goût de comprendre et de connaître les sociétés à travers le politique, là-bas, outre-Atlantique. Les premiers pas en Amérique latine ont lieu en 1964 grâce à une bourse de trois mois accordée par Sciences Po. Par coïncidence, ce premier voyage d’étude eut lieu dans les pas du Général de Gaulle qui y passa trois semaines pour renouer les relations de la France avec l’Amérique du Sud.
Étrange et familier
« On apprend un pays comme on apprend une langue, dès le premier jour ». Ses découvertes des systèmes politiques commencent dans une Argentine difficile à déchiffrer, paradoxale et d’une perverse complexité. Le casse-tête deviendra stimulant. Au long des années, Alain Rouquié consacrera plusieurs ouvrages à ce pays, dont sa thèse de doctorat d’État – « Pouvoir militaire et société politique en République argentine » (Presses de la FNSP, 1978) et tout récemment « Le siècle de Perón, essai sur les démocraties hégémoniques » (éd. du Seuil, 2016). Le péronisme enjambera le XXe siècle et, en décembre 2019, les péronistes peuvent s’exclamer, comme le nouveau Président, Alberto Fernández : « Nous sommes de retour ! ». Alain Rouquié nous montre qu’ils n’ont jamais été absents de la scène politico-sociale du fait « d’un syndicalisme étatisé » durable, d’ailleurs presque partout observé en Amérique latine. Le coup d’œil des premiers jours et le choix du cas argentin ont été clairvoyants.
Le Venezuela, seconde étape de ce voyage initiatique, est un pays américanisé où le pétrole entretient un lien étroit avec la politique. Pétrole et politique : deux termes qui résument encore l’équation de ce pays alors prospère qui jouissait alors du premier revenu par tête du sous-continent. Venezuela, Argentine et Mexique : au fil des observations et des rencontres, Alain Rouquié rapporte en quelques traits des singularités et des contrastes qui perdurent. Parmi les premières impressions, on peut noter la violence et la rente pétrolière pour l’un, l’emphase théâtrale et l’identité complexe pour le second, la densité historique et le récit national pour le Mexique. Amérique latine oui, mais laquelle ? Le pluriel est pleinement justifié.
Au fil de l’essai, l’auteur retrace le cheminement d’une réflexion jamais simplificatrice qui récuse par ses objets d’étude, son humilité, ses précautions, voire ses irritations retenues, « les systèmes préfabriqués » et les paresseuses généralisations. Revenir au terrain, désarticuler les synthèses idéologiques demande beaucoup d’attention aux faits, aux acteurs, aux contextes internes et externes. Son propos énonce en quelque sorte une déontologie du chercheur et un éloge de la curiosité. La volonté de savoir et d’obtenir son doctorat d’État le conduit jusqu’aux casernes argentines pour enquêter, consulter des documentations peu accessibles ou réservées aux seuls militaires. Il effectue aussi des entretiens avec des protagonistes militaires et politiques argentins. A la suite de cette plongée dans l’opaque univers militaire argentin, il aurait pu devenir l’expert en coups d’État que l’Amérique latine a connus en nombre tout au long du XXe siècle.
Des démocraties dans les Amériques
De l’Argentine au Mexique en passant par l’Amérique centrale et le Brésil, la réflexion comparatiste se centrera sur la (re)construction de démocraties dans ses diverses versions latino-américaines pour finalement tenter de mieux comprendre « le profond mystère de la démocratie » et sa fragilité. Dans les développements sur le choix de la souveraineté populaire comme source de légitimité et les idéologies qui animent les élites politiques et économiques latino-américaines depuis les indépendances, Alain Rouquié montre que les consultations électorales et le suffrage universel y ont souvent précédé l’État de droit, « singularité qu’on ne saurait trop souligner ».
Populisme, fascisme, communisme, libéralisme, dictature : ces concepts d’ici subissent des distorsions dans le prisme latino-américain où ils masquent souvent des opérations qui s’inscrivent dans des réalités raciales, ethniques et sociales où les inégalités restent abyssales et les ségrégations ethnico-sociales profondes. Quelles démocraties ont vu le jour au XXIe siècle, après les « élections sans démocratie » du XIXe siècle et les « démocraties sans citoyens » du XXIe siècle ?
Après le temps des politiciens prédateurs, les opinions publiques urbanisées, mieux éduquées et informées sont devenues hyper-sensibles à la corruption, aux violences et homicides en temps de paix. Ces deux maux sévissent très forts et font de l’Amérique latine, à quelques exceptions près comme l’Uruguay et l’Argentine, un sous-continent où la stabilité politique est menacée par de violents retournements qui à leur tour fragilisent les démocraties et les droits humains, comme on le voit au Brésil aujourd’hui.
Dans ses bilans, Alain Rouquié interroge les émergences latino-américaines d’abord prometteuses… mais les promesses s’éternisent, les envols sont lestés par de brutales crises économiques et politiques. Travail informel élevé, inégalités abyssales, concentration foncière, fiscalité poreuse, insécurité juridique, États faibles ou capturés par les élites maintiennent les pays d’Amérique latine au seuil d’un développement avancé, celui que les pays occidentaux ont atteint et que les pays d’Amérique latine ont visé. « L’Amérique latine m’a rendu naturellement comparatiste » écrit-il dans l’épilogue. L’essai confronte de manière panoramique et documentée les situations de nombreux pays latino-américains entre eux et avec des pays d’autres continents, Asie et Australie en particulier, pour dégager des fragilités structurelles et des hybridités fécondes.
La convergence de la région avec les États riches et développés du Vieux Monde n’a donc pas eu lieu, pas pour tous, malgré une proximité de valeurs, de comportements et de normes. « Bien au contraire » écrit Alain Rouquié. Cette affirmation abrupte de même que la citation de René Char qui ponctue l’essai – « Développer votre étrangeté légitime » – disent assez que l’observation et la réflexion sur « l’Extrême -Occident » n’ont pas de fin. L’Amérique latine, « concept géographique », constitue toujours un défi passionnant pour les spécialistes des sciences, les amoureux des arts et de la littérature et les amants de la vie bonne. Alain Rouquié nous rappelle que le « ‘‘buen vivir’’ » (la bonne vie) figure en bonne place dans plusieurs Constitutions sud-américaines ».
Cet essai écrit dans une langue sobre et élégante est une mine d’informations et une incitation à rester attentif à ce qui se passe sur ce continent pacifique, bigarré, étrange et proche, « un continent indispensable ».
Maurice NAHORY
L’appel des Amériques par Alain Rouquié aux éd.du Seuil, 279 pages, 22 euros.