Dans une revue qui se consacre à l’Amérique latine, pourquoi commenter un roman écrit par un Espagnol, dont l’histoire se déroule dans un pays jamais nommé et qui ne fait pas la moindre allusion directe à l’Amérique ? Parce que le San Cristobál (avec cet accent curieusement déplacé pour égarer encore un peu plus) et le pays de San Cristobál appartiennent de toute évidence à l’imaginaire de cette zone tropicale où l’on parle espagnol. Parce que l’atmosphère d’étrangeté dans laquelle baigne le récit fait écho à celle d’un Gabriel García Márquez ou d’un Juan Rulfo. Parce que, par son style et ses choix de narration, Andrés Barba semble lui-même être le frère de Julio Cortázar ou d’Adolfo Bioy Casares.
Photo : Diario de Navarra
En 1993, San Cristobál est une ville de province qui semble être des plus banales : on y vit de la culture du thé et du citron, sous un climat tropical. Une classe moyenne est en train d’émerger et de s’éloigner peu à peu des miséreux, sales et souvent indigènes. La ville s’embellit, tout semble aller au mieux. Puis, commencent à arriver les enfants. Ils ont entre neuf et douze ans, parlent entre eux une langue inintelligible et se regroupent ou se déploient dans le centre de la ville, parfois pour agresser ou voler. Ils s’infiltrent dans la ville, en douceur pourrait-on dire, par petits groupes. Les enfants se ressemblent beaucoup et finissent par apparaître comme différentes versions d’un seul être. Quand ils évoluent en groupe, en ville ou sur le parking du supermarché, ils ne sont menés par aucun chef.
Devant l’inexplicable, l’incompréhensible, l’angoisse progresse dans la population. Le jour où tout dégénère et où deux habitants de la ville sont poignardés dans le supermarché, la ville change de visage. Les contradictions, qui abondaient en silence avant l’« attaque », deviennent manifestes : haine et pitié envers les enfants meurtriers, oubli ou vengeance.
Une république lumineuse n’est pourtant pas qu’une histoire angoissante : Andrés Barba utilise cette histoire, qui pourrait s’apparenter au fantastique, pour évoquer nos sociétés peu ouvertes, routinières, soupçonneuses et malgré tout naïves et, explorant la psychologie des gens ordinaires, pour donner une vision originale de ce que peut être l’amour. Le charme maléfique de cette narration vient du mélange que l’on (personnages comme lecteurs) y trouve entre notre univers et un autre. Fantastique ? Pas totalement. Troublant ? Sans nul doute, notamment quand la loi sur le châtiment des mineurs est remise en cause et prévoit la possibilité de jeter en prison, avec toutes les conséquences bien connues, des enfants de treize ans. « Insupportablement étrange », dit une femme politique locale, « mais c’était supportable ». À la lecture d’Une république lumineuse, il devient impossible, pour paraphraser cette même dame, de décider si l’étrange est évident ou si c’est l’évidence qui, ainsi présentée, devient étrange. Mais le charme troublant, fascinant, lui, est bien là.
Christian ROINAT
Une république lumineuse d’Andrés Barba, traduit de l’espagnol par François Gaudry, éd. Christian Bourgois, 224 pages, 16 €. – En espagnol : República luminosa, ed. Anagrama. Premio Herralde de novela, 2017.