Au moment du bouclage de cette newsletter, le Brésil compte 36 925 cas de coronavirus et 2 372 morts. C’est 1 248 décès de plus que 48 heures plus tôt. La pandémie avance comme une fusée au Brésil, et ces chiffres doivent être pris avec précaution. Les tests de dépistage sont encore très peu nombreux, 2 266 tests par million d’habitants le 16 avril contre 20 788 en Allemagne à la même date et 5 455 en France.
Photo : Ministère de la Santé du Brésil
Une gestion présidentielle de la maladie à rebours du bon sens
« On sait seulement que le nombre de cas explose à une vitesse beaucoup plus rapide que prévu », s’inquiète un groupe de scientifiques issus de trois des meilleures universités du pays. Les hôpitaux publics de Manaus, São Paulo, Rio de Janeiro et Fortaleza sont déjà au bord de la saturation et, selon la revue Exame, au rythme actuel, il pourrait y avoir 100 000 personnes contaminées dans deux semaines, ce qui rapprocherait le Brésil, avec un décalage dans le temps, des pays les plus affectés par le virus (l’Italie, la France ou les États-Unis). Encore plus grave que cette poussée attendue de la maladie, sa gestion représente une bombe à retardement. Après un bras de fer féroce avec son ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta, Jair Bolsonaro l’a finalement renvoyé, l’accusant de vouloir tuer plus de gens que la maladie en mettant l’économie du pays à l’arrêt par le confinement. Le successeur de Luiz Henrique Mandetta, l’oncologue Nelson Teich, se dit « entièrement aligné sur les positions de son président », mais ne parle pas de déconfinement immédiat. L’avenir dira ce que sera la relation entre les deux hommes.
Jair Bolsonaro, lui, continue à défier la science en violant publiquement et systématiquement la quarantaine. Pour le quatrième samedi consécutif, il s’offre, le 18 avril, les délices d’un bain de foule au milieu de ses supporters. Une semaine plus tôt, le 12 avril, il s’en était déjà allé serrer toutes les mains qui se présentaient, après s’être essuyé le nez, sans autre précaution lors de l’inauguration du chantier d’un hôpital à Aguas Lindas dans l’État du Goiás. Une semaine auparavant, c’est au milieu des fidèles d’un culte évangélique qu’il avait convoqué sur le parvis du palais présidentiel qu’il s’est agenouillé. Et le 29 mars, ce sont les commerçants des cités satellites entourant Brasilia qui ont reçu la visite surprise de Jair Bolsonaro qui s’est affiché devant les caméras de télévision, sur un stand de vente de brochettes, au milieu des clients.
Le président brésilien, un « confiné » politique ?
Tout à sa croisade, Jair Bolsonaro semble ne plus exercer aucun leadership crédible sur le pays. Le Parlement et le Sénat s’opposent frontalement à sa politique. « En quelques jours, le coronavirus a conduit Jair Bolsonaro au confinement politique » écrit Jean-Yves Carfantan, expert français en agronomie installé à São Paulo. Confiné certes, mais cependant pas encore tout seul ! Jair Bolsonaro est toujours crédité de 33 % d’opinions favorables et 59 % des Brésiliens se prononçaient contre une démission éventuelle lors d’un sondage d’opinion mené par Datafolha le 5 avril.
Le discours du président, qui martèle que « la crise économique provoquée par la quarantaine va faire plus de morts que le virus lui-même » porte en effet dans les favelas et les quartiers pauvres. Là, la plupart des habitants vivent d’emplois précaires du secteur informel. Ils ont perdu tout revenu avec l’arrêt de leurs activités. De plus, la fermeture des écoles commence à provoquer la faim chez leurs enfants, car ils ne reçoivent plus le repas de midi, normalement fourni durant les heures de classe. Un journaliste du site The Intercept Brasil a publié un reportage édifiant sur les quartiers nord de Rio de Janeiro où il réside :
« Le président a raison ! »
« Les rues de mon quartier se sont réveillées différentes des autres jours après le discours de Jair Bolsonaro. Tous les commerces étaient ouverts alors que les jours précédents, très peu de magasins étaient en activité. Apparemment, le président a réussi ce qu’il voulait. À coup de désinformation, de manipulation et de clichés, il a dressé la population des périphéries contre les mesures de contention nécessaires pour freiner la propagation du coronavirus.
Devant son échoppe, j’ai entendu un mécanicien dire : « Le président a raison, les groupes à risque, ce sont les vieux de plus de 60 ans. Les jeunes, il n’y a aucune raison pour qu’ils restent à la maison ». « Juste, lui répond son voisin, les patrons renvoient les gens chez eux sans leur donner un R$. Tu vas voir ce qui va t’arriver si tu te retrouves sans travail ». Avant le discours de Bolsonaro, cet atelier était fermé. Comme les autres. C’était obligatoire. C’était un ordre de la préfecture. L’irresponsabilité du président se combine au souci des gens de la périphérie devant une casserole vide. Il se sert de cette population écartelée entre la peur de mourir de faim ou du coronavirus comme d’une arme politique. C’est criminel.
Pandémie exponentielle à Rio de Janeiro et à São Paulo
Le nombre de morts progresse vertigineusement dans les quartiers périphériques de l’agglomération de Rio de Janeiro. « L’augmentation de la circulation des personnes dans la rue, la désobéissance aux consignes d’isolement social peuvent expliquer cette accélération de la pandémie », juge Tânia Vergara, présidente de la Société brésilienne d’infectiologie. Seul frein, paradoxalement, dans les favelas, les gangs de trafiquants de drogue qui par-ci par-là, imposent le couvre-feu sur les quartiers qu’ils contrôlent. L’ex-ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta, avait d’ailleurs suggéré de dialoguer avec ces réseaux criminels pour juguler l’épidémie : « ce sont des délinquants, mais ce sont des hommes comme les autres. »
À São Paulo, d’où est partie l’épidémie et où se concentrent les cas les plus nombreux, la maladie est aussi en train de se répandre à grande vitesse dans les périphéries depuis que les habitants ont commencé à abandonner le confinement. « Il faudrait idéalement que 70 % de la population respecte les mesures de distanciation sociale pour freiner la propagation du virus, mais seuls 49 % les pratiquaient mercredi 8 avril » peut-on lire dans la revue Piauí.
Une épidémie à l’envers
« Le nombre de malades a maintenant diminué dans les hôpitaux privés réservés à l’élite, mais il augmente dans les hôpitaux publics et philanthropiques » note encore Piauí. En effet, après avoir commencé dans les quartiers les plus riches et dans les hôpitaux privés, le coronavirus s’est installé dans les zones populaires de l’est et du nord de la métropole pauliste, saturant chaque jour plus les lits disponibles du SUS [le système public universel de santé]. Facteur aggravant, les patients qui y sont admis le sont dans un état grave qui nécessite de les maintenir longtemps alités, en moyenne deux à trois semaines. « Normalement, les épidémies de grippe partent des périphéries pauvres vers les centres des villes, plus riches, mais le Covid-19 suit un itinéraire inversé, du centre vers les périphéries. » En cela il finit par faire plus de ravages dans les favelas, car la pauvreté, la promiscuité et l’absence de travail multiplient les facteurs de contagion.
Une crise de l’emploi après la crise sanitaire
Dans ces quartiers pauvres, le Brésil se prépare non seulement à devoir affronter une crise sanitaire de grande ampleur, mais à faire face à une crise de l’emploi sans précédent. Le gouvernement a, certes, décidé d’octroyer une aide d’urgence de 600 R $ (110 euros) pour chaque travailleur autonome, mais cette bouffée d’oxygène est tout à fait insuffisante. « C’est très inférieur à la moyenne des gains dans le secteur informel qui se monte normalement à 1 464 R $ » estime Vilma Pinto, économiste à la Fondation Getulio Vargas. Dans la même étude, la Fondation Getulio Vargas avance le chiffre faramineux de 12,6 millions d’emplois qui vont être perdus et d’une chute de 15 % des revenus des salariés. Et cela même en comptant avec l’injection d’urgence annoncée par le gouvernement de 170 milliards de R $ (30 milliards d’euros) dans la masse salariale. Le revenu moyen devrait ainsi reculer de 5,2 %. Sans ces aides, ce serait 10,3 %.
Au Brésil, il va désormais falloir faire face à la pandémie sans surcharger les hôpitaux publics, une gageure, et se prémunir ensuite contre d’éventuelles émeutes de la faim dans les favelas à cause de la crise économique. Les mois de mai et juin s’annoncent très délicats…
Jean-Jacques FONTAINE