Depuis le début de la protestation, en avril 2018, réclamant le départ du président, l’avenir du deuxième pays le plus pauvre d’Amérique latine ne cesse de s’assombrir. Le couple présidentiel ne veut pas arrêter le championnat de foot malgré la menace du Covid-19, tandis que l’ex-femme de Mick « Stone » Jagger a présenté, à Paris, un film-documentaire sur la révolte populaire.
Photo : La Nación – Reuters
L’abîme se creuse entre le couple Daniel et Rosario Ortega et la société nicaraguayenne. Corruption et pauvreté restent, quarante ans après la révolution sandiniste, les stigmates du pays. La corruption aurait atteint des niveaux comparables à l’époque du gouvernement Arnoldo Alemán, l’homme d’affaires qui avait augmenté de 900 % la valeur de son patrimoine pendant l’exercice présidentiel 1997-2002. À cette époque déjà, l’ambassade des États-Unis avait mis en garde, sur son site Internet, les investisseurs potentiels contre « une pratique des fonctionnaires nicaraguayens de toujours réclamer des pots-de-vin ».
Cela s’est passé il y a vingt ans, et cette pratique dominante de l’économie locale, fidèle reflet de l’économie latino-américaine, reste toujours l’huile des rouages les plus élevés de l’État. C’est donc un fait établi et bien connu par Washington qui, à la suite des contestations populaires du printemps 2018 (avec un bilan de 300 morts, des milliers de blessés et l’exil de 100 000 Nicaraguayens), avait approuvé la loi Magnitsky Nica Act imposant des sanctions financières à l’encontre du clan Ortega, dont l’épouse Rosario Murillo et l’un de leur fils Laureano Murillo. Et une année plus tard, en décembre 2019, le Congrès étasunien a aussi imposé des sanctions contre leur fils aîné Rafael.
La corruption généralisée, surtout dans les milieux sportifs où le baseball est roi, peut expliquer la décision de ne pas arrêter le championnat de foot. Et cela en dépit des protestations de plusieurs joueurs – surtout des étrangers – et de la multiplication de cas de coronavirus dans la région. Ainsi le voisin Panamá, qui vient d’annoncer sa mise en quarantaine, alors que le gouvernement Ortega a décidé la poursuite des compétitions mais aussi de ne pas fermer les frontières, et n’envisage pas de confiner ses habitants (seulement deux cas de coronavirus ont été diagnostiqués officiellement au Nicaragua).
En réalité, les supporters de Cacique Diriangén, Real Estelí, Walter Ferreti ou Managua FC suivent le tournoi de clôture du championnat par les médias, car les matchs se disputent à huis clos. Il faut aussi souligner que le Nicaragua est le dernier pays américain à autoriser les compétitions sportives, ce qui n’est pas sans rappeler la formule de Juvénal devenue proverbiale « panem et circenses », toujours d’actualité (mais sans le blé) car « les plaisirs permettent de mieux tenir les peuples que les bienfaits », comme l’a écrit Louis XIV dans ses Mémoires.
Pourtant, le maintien de la Primera Liga a suscité la colère de plusieurs joueurs. L’une des figures du championnat, l’Uruguayen Bernardo Laureiro, a ainsi alerté sur les réseaux sociaux sur les risques de contagion encourus par les joueurs et leurs familles. Par ailleurs, des articles publiés un peu partout dans la presse sud-américaine dénoncent les menaces, de la part des dirigeants sportifs opposés à la suspension du championnat, de résilier les contrats des joueurs en cas de grève.
Pendant ce temps, accusé par la population de fuir tout contact avec la réalité quotidienne, M. Ortega est apparemment malade et reclus dans sa résidence. Et si jusqu’à présent le pays a été relativement épargné par l’épidémie, l’irresponsable gestion de la prévention et la multiplication des cas en Amérique centrale ont poussé les forces de l’opposition à organiser un forum virtuel sur la santé publique. Ainsi l’Alianza Cívica et Unidad Nacional Azul y Blanco, avec la participation depuis l’Irlande de l’épidémiologiste Álvaro Ramírez, a insisté pour éviter les rassemblements de masse.
C’est une sonnette d’alarme adressée directement au régime Ortega, surtout à sa femme et vice-présidente. Car en dépit des risques de propagation du virus, la loufoque Rosario Murillo, dite « la sorcière », maintient l’appel des manifestations en faveur de sa campagne « Nicaragua Toda Dulce, con Amor para Vos, verano 2020 ». Et une dizaine de jours auparavant, elle avait fait rassembler plusieurs milliers de fonctionnaires et du personnel hospitalier pour soutenir les pays frappés par le coronavirus, avec pour message « Amour en ces temps de Covid-19 » !
Les médecins et les partis de l’opposition accusent les décideurs politiques d’inaction, et l’Église catholique a appelé les habitants du pays à rester chez eux. « Étant donné le secret du régime et l’état d’inertie des autorités sanitaires après l’alerte mondiale de la propagation du coronavirus et de son arrivée imminente au Nicaragua, l’Unité nationale bleue et blanche et l’Alliance civique pour la justice et la démocratie, nous réitérons dans l’importance d’adopter les recommandations proposées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et nous exigeons que le régime les respecte », ont-ils déclaré dans un communiqué.
C’est une exigence qu’ils risquent de payer cher dans un pays où les violations des droits civils et humains sont monnaie courante, et où il y a encore des prisonniers politiques. Et la répression continue, cette fois dénoncée par Bianca Jagger. Membre du conseil consultatif d’Amnesty International aux États-Unis, fondatrice et présidente d’une fondation pour la défense des droits humains et ambassadrice de bonne volonté du Conseil de l’Europe, la militante britannique d’origine nicaraguayenne s’est rendue à Paris pour la présentation du documentaire Nicaragua, une patrie libre pour y vivre, l’insurrection des petits-enfants de la Révolution sandiniste, de l’Espagnol Daniel Rodríguez Moya.
« Ce documentaire [qui n’a pas encore trouvé de distributeur] est important, car il faut que l’on sache ce qui se passe. Il faut que l’Union européenne applique des sanctions non seulement contre le gouvernement, mais contre des personnes », a demandé Bianca Jagger et, s’adressant directement au chef de l’État français: « Je lance un appel au président Emmanuel Macron pour qu’il pousse pour ces sanctions au sein de l’UE. »
Eduardo UGOLINI