« Les lignées condamnées à cent ans de solitude n’ont pas de deuxième chance sur terre » concluait tristement Gabriel García Márquez dans Cent ans de solitude. Son pays natal, la Colombie, est rythmé par le retour des manifestations pour l’égalité sociale et la fin de la corruption. L’heure est-elle à l’espoir ?
Photo : Ville de Santander
Le processus de paix en cours peut- il constituer aussi un modeste espoir d’échapper à l’escalade de la violence et de consolider des accords remis en cause par le président Iván Duque alors que, depuis son accession au pouvoir, plus de trois cents leaders de gauche et défenseurs des droits confrontés au trafic de drogue ont été assassinés ? Aujourd’hui, après les étapes initiales du cessez-le-feu et de la livraison d’armes par les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), il s’agit toujours de trouver une « consolidation de la paix », chose ardue puisque les blessures du conflit sont encore très fraiches.
Comment éviter de retomber dans la guerre interne ? Comment renforcer les capacités nationales de gestion des conflits ? Comment lancer les bases d’une paix et d’un développement durables grâce à un meilleur partage des valeurs, du statut, du pouvoir ou des ressources quand les preuves d’un conflit social sont si abondantes ?
On peut voir une vraie avancée vers une démocratie inclusive dans la longue grève nationale et les mouvements citoyens qui ont commencé le 21 novembre 2019 et se poursuivent dans une relative non-violence, mais aussi dans la proposition faite assez vite par le gouvernement d’une table de « conversation nationale dans toutes les régions et avec tous les secteurs », jusqu’au 15 mars prochain, pour définir un nouvel agenda de politique sociale et aborder les causes plus profondes du conflit colombien .
Il faut également souligner deux nominations peu anodines, celle à la mairie de Bogotá de Claudia López, fruit d’une alliance entre les Verts et la gauche face à la droite conservatrice et – comme le souligne Angélica Manga, avocate de l’université des Andes – le récent remplacement au ministère de l’Intérieur de la ministre Nancy Gutiérrez qui promouvait la répression, par Alicia Arango, ancienne ministre du Travail, qui a toujours défendu le dialogue social.
Depuis sa prise de fonctions le 1er janvier dernier, Claudia López première femme mairesse de la capitale qui n’a, en outre, jamais caché partager sa vie avec Angélica Lozano, sénatrice et activiste civique, entend faire de la défense des libertés et des droits civils son cheval de bataille et se pose en antithèse du président Ivan Duque, cible des affrontements de ces derniers mois. Rappelons qu’initialement convoquées par les organisations syndicales pour rejeter d’éventuelles réformes du travail et de la fiscalité, les grèves se poursuivent, malgré le retrait des projets, parce que les agriculteurs, les communautés autochtones et d’autres groupes sociaux s’y sont joints pour des raisons bien plus profondes que nous avons déjà abordées.
Selon les études menées par le politologue norvégien Johan Galtung et comme l’écrit Angélica Manga, il est intéressant de voir comment s’affrontent alors en Colombie deux manières opposées d’aborder la sécurité, plus précisément la violence ou le risque de violence et deux attitudes possibles de gérer le conflit : d’une part, une approche coercitive qui constitue un danger d’escalade imminent, réel ou potentiel, avec l’utilisation de la force, d ‘autre part une approche consensuelle qui observe la présence des conflits non résolus et cherche à les résoudre à la racine. Des facteurs culturels favorisent la tendance à préférer l’une ou l’autre approche.
Les approches coercitives sont favorisées par les cultures manichéennes où prédomine une vision du monde qui se considère comme la seule valable et vise à invalider les autres conçues comme dépourvues d’objectif légitime. L’idée de classes et catégories dangereuses (sexe, génération, race, état) et un code social de verticalité sous-jacent, où « différent » signifie inférieur ou supérieur, entraînent les chasses aux sorcières, les massacres par catégories et les génocides.
Au contraire, les approches consensuelles sont favorisées par des cultures qui considèrent la diversité comme source d’enrichissement mutuel ; par des sociétés qui s’attachent à des valeurs comme l’égalité où chaque partie porte un objectif légitime, et la recherche mutuelle, la curiosité, l’exploration, le dialogue.
Bien qu’en Colombie tous les facteurs culturels qui tendent à favoriser une approche coercitive soient présents, ce qui explique qu’un conflit armé sanglant se soit prolongé plus de cinquante ans, il y a déjà eu des contre-exemples ; ainsi la dynamique de dialogue social entre travailleurs et employeurs avec quatre accords nationaux entre des organisations syndicales de fonctionnaires et des entités étatiques pour définir les conditions d’emploi du secteur (2013, 2015, 2017 et 2019). Il s’agit d’une réalisation majeure, vue avec le recul historique, car cela contraste avec les réactions souvent excessives de l’État contre toutes les revendications de travailleurs dans le passé. C’est le cas du massacre des artisans (1919), des pétroliers (1924), des planteurs de bananes (1928) et, par la suite, d’une impossibilité juridique au dialogue, notamment entre les agents publics et l’État
Ceci, et les faits très récents soulignés plus haut, peut constituer un espoir quant au résultat du débat national attendu ce mois-ci, même si les facteurs culturels ne favorisent pas encore une gestion des conflits par consensus.
La défiance règne, d’autant que certaines factions de l’ex-guérilla des FARC ont repris les armes, entraînant un renforcement des mesures « sécuritaires » et que le nombre de personnes déplacées (plus de trois mille dont un millier d’enfants en janvier dans le sud-ouest du pays) à cause d’affrontements entre gangs de narco-trafiquants ne baisse hélas pas : quelles seront donc à nouveau les priorités du gouvernement ?
Évoquant les négociations de La Havane en 2012 pour clore le conflit entre le gouvernement colombien et la guérilla, l’écrivain Juan Gabriel Vásquez, né à Bogota en 1973 et qui explore sans relâche le passé proche, a confié dans une tribune du journal Le Monde que les fausses bonnes nouvelles nous rappellent tous les jours combien la santé mentale d’une société est fragile. Certes, l’équilibre est très difficile à trouver, la société colombienne est particulièrement complexe mais elle n’est pas condamnée, il faut croire en une deuxième chance.
Claire DURIEUX