Ce court roman publié en 2012 par les éditions Asphalte est réédité en même temps qui sort chez le même éditeur une nouveauté 1977. C’est un roman oppressant où le monde extérieur fait de violence et de danger reflète le monde intérieur de l’employé, personnage terne et soumis qui va se réveiller sous l’effet de l’amour à ses risques et périls. Saccomanno est un des écrivains invités à nos Belles Latinas d’octobre prochain.
Photo : Diario del Atlántico
La ville apparaît comme un personnage à part entière, entre réalisme et anticipation : les nuits et les jours gris et brumeux sont déchirés par les faisceaux des hélicoptères qui surveillent, les feux des attentats terroristes, les explosions. Partout le danger, rues parcourues par les meutes de féroces chiens clonés, par les épaves humaines de drogués et d’ivrognes, par les bandes d’enfants hargneuses, véritable cour des miracles, sans oublier l’omniprésence des forces de l’ordre sans état d’âme.
Partout les écrans de télévision ânonnent la longue liste des attentats, des massacres de masse, des meurtres, des violences domestiques, actes plus sordides les uns que les autres. Dans les rues, les piétons cheminent, tête basse, chacun pour soi, la peur au ventre, les sans-abris et les mendiants semblent haineux et violents, monde dur et impitoyable où les plus forts seulement survivent. On pourrait penser que l’entreprise est un refuge pour ses employés. Il n’en n’est rien : climat délétère, jalousie, trahison, paranoïa, peur obsédante de perdre son emploi empoisonnent les relations humaines et empêchent toute relation d’empathie ou d’amitié. Et dans ce cadre oppressant, il y a l’employé, notre protagoniste qui n’aura pas de patronyme, pas plus que les autres acteurs, la secrétaire, le chef, le collègue.
Obscur petit employé, amer, frustré, complexé, il se fond dans la masse pour ne pas se faire remarquer, se méfiant de tous et quittant le dernier son bureau pour être bien vu du chef. À première vue cette attitude soumise et veule de l’employé modèle ne plaide pas en sa faveur et ne le rend guère sympathique. Mais derrière ce masque neutre, beaucoup de pensées complexes circulent, des scénarios de violence, de meurtre, une imagination fertile. Chapitre après chapitre, l’auteur décortique toute sa vie intérieure très torturée, lui qui interprète chaque détail du quotidien avec ses pulsions, ses fantasmes et analyse son impuissance à passer à l’acte pour rompre cette paralysie qui l’étouffe. On va le découvrir mal marié avec une mégère énorme qui le domine physiquement et le frappe, affublé d’enfants tout aussi obèses et monstrueux qui le méprisent.
Tout bascule quand il tombe amoureux fou de la secrétaire, mais il doit la partager avec le chef, et elle ne répond pas franchement à cette passion. Pour elle, il se sent prêt à tout. Victime des femmes, objet sexuel des deux (épouse légitime et maîtresse), incapable de confiance et d’amitié envers le collègue gentil avec qui il s’est laissé aller à échanger des confidences, voilà le triste bilan de sa vie et la fin sera très noire pour lui. C’est une excellente fiction qui représente, poussée à l’extrême, la situation actuelle de nos sociétés et qui nous pousse à nous interroger sur ce futur déshumanisé qui nous guette déjà. On ressent un profond malaise face à ces personnages et leurs failles, dans lesquels on peut un peu se retrouver.
Quant à la violence, la répression, et le changement climatique catastrophique… ce n’est malheureusement pas entièrement pure fiction ! Nous avons affaire ici à un grand écrivain qui dans le style de Georges Orwell ou de Ray Bradbury, nous fait peur, nous prévient et nous fait réfléchir.
Louise LAURENT
L’employé de Guillermo Saccomanno, traduit de l’espagnol (Argentine) par Michèle Guillemont, éd. Asphalte, 192 p. 18 euros.