Caracas, époque actuelle. Dans les magasins tout manque, même l’essentiel. Dans les rues, la tension monte. Les « personnes ordinaires » continuent de vivre, font semblant de pouvoir le faire, alors que des coups de feu résonnent de plus en plus souvent, alors qu’une autre « personne ordinaire » qui vous ressemble ne répond plus à une question banale, simplement par peur. C’est le cadre de ce roman composé par une journaliste vénézuélienne réfugiée à Madrid.
Photo : Lisbeth Salas
Adelaida, la narratrice, voit mourir sa mère qui l’a élevée seule et avec laquelle elle faisait une très belle équipe. Peu après, un commando de femmes portant l’uniforme des milices révolutionnaires « réquisitionne » son appartement.
On devine chez Adelaida les regrets d’avoir perdu, en plus de tout bien être matériel et de tout nécessaire vital, une certaine supériorité sociale dont elle a ‒ un peu ‒ bénéficié dans les temps anciens et qui, parfois, peut faire penser à un mépris de classe : ces femmes révolutionnaires ne sont pas de son monde et ne l’ont jamais été. C’est un de ces éléments qui rendent quasiment impossible de parler sereinement du Venezuela actuel. Si l’on n’est pas Vénézuélien, on constate la ruine épouvantable de tout un pays, on comprend la colère de ceux qui vivaient correctement « avant ». Mais on peut aussi admettre que ceux qui, « avant » n’avaient rien, gardent une nostalgie des espoirs déçus, ce qui n’excuse pas la violence.
C’est bien une société fracturée, et peut-être sans remède, que montre Karina Sainz Borgo : la violence partout, la faim quotidienne, la peur pour tous, la solitude puisqu’aucune confiance n’est désormais possible. Plus rien d’ailleurs n’est possible, Adelaida est consciente d’être arrivée au bout de tout, c’est cette dépression absolue que l’auteure nous fait partager et elle y parvient très bien : se débarrasser d’un cadavre devient un accouchement, vie et mort ne sont plus que la même notion.
La nostalgie des années perdues où l’on vivait en paix, où l’on mangeait à sa faim, est étouffée par la violence que la jeune femme a constamment sous les yeux et dans les oreilles. Ce que l’auteure veut communiquer est parfois un peu brouillé par la multiplicité des points de vue (le chaos qu’affronte la population, l’intimité des rapports mère-fille, l’engagement militant des étudiants, l’adaptation, autrefois, des familles espagnoles sur le nouveau continent et quelques autres). Le lecteur fera le tri et rejoindra celui qui lui convient le mieux.
Il y a de toute évidence le souhait de soigner une forme originale, un choc de mots et de formules pour créer des sensations fortes chez le lecteur. Malheureusement d’assez nombreuses erreurs formelles dans la traduction empêchent souvent le lecteur d’apprécier vraiment cette volonté de l’auteure.
Plusieurs romans sur les énormes difficultés actuelles que connaît le Venezuela ont été publiés ces derniers temps. La fille de l’Espagnole apporte une vision très personnelle d’un pays en très grande détresse.
Christian ROINAT
La fille de l’Espagnole de Karina Sainz Borgo, traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante, éd. Gallimard, 239 p., 20 €.
Karina Sainz Borgo en espagnol : La hija de la española, ed. Lumen.