Il vient de sortir du lycée, lit des ouvrages sur l’histoire récente du pays, écoute du hip-hop, prépare la Prueba de Selección Universitaria (équivalent du baccalauréat), veut faire des études dans le Travail Social et sort dans la rue avec sa cagoule noire pour lutter contre les inégalités et les injustices sociales, pour exiger dignité et plus de chances pour tous. Il y a plein de « newen » (Mapuche) en première ligne, c’est ce qui lui est arrivé de mieux comme expérience en termes de fraternité et de solidarité. Rencontre avec un capuche ou cagoule : « En première ligne, on affronte le pouvoir en face à face ».
Photo : Gabriel Bastidas
C’est comment la première ligne ?
Nous protégeons les manifestants, c’est de l’autodéfense. Nous n’avons pas d’armes et sommes contre l’apologie des armes ; ceux qui en ont ce sont les flics. Il y a des manifestations plus familiales, comme le carnaval ou les fêtes, mais ce qui se passe n’est pas une fête, en première ligne on affronte le pouvoir en face à face. On ne veut pas que d’autres personnes perdent leurs yeux. Les flics éliminent les gens, ils tuent. S’il n’y avait pas la première ligne, les flics en finiraient avec toute personne normale qui manifeste. La première ligne protège avec des boucliers, la deuxième ligne lance des patates, la troisième aussi mais elle fait surtout attention à ce que les flics ne nous encerclent pas. Il y a même une quatrième ligne. On peut se battre pendant plus de cinq heures sans manger ni boire d’autant qu’il y a des dames qui nous donnent à manger gratuitement. Quand on est fatigués, on se retire à l’arrière et on fait un roulement. On s’entraide tous. L’eau avec du bicarbonate ne nous sert pas à grand-chose car les lacrymogènes sont plus forts. Je ne porte pas de masque car c’est trop cher mais j’ai des lunettes qui me protègent des billes. Nous n’avons plus peur, ça fait un moment qu’on est lucides, c’est notre lutte, celle des gamins, de la jeunesse, on va écrire l’histoire ; ce que nos parents ont fait contre la dictature c’est du passé, ce qu’ils ont fait à l’époque n’a pas marché et ils ne peuvent pas nous dire ce qu’il faut faire. Maintenant, c’est nous les acteurs. La première ligne est très chouette, je ne connais aucun de mes camarades, c’est de la fraternité pure où l’individuel reste au deuxième plan. L’arme des nouvelles générations c’est le portable ; on enregistre la réalité avec, contre les mensonges qui veulent criminaliser le mouvement et, comme chacun peut enregistrer tout ce qui se passe, on va montrer la vérité.
Comment es-tu devenu « capucha » ?
Le « capucha » c’est le symbole du rebelle qui lutte contre le système et qui dit : marre des abus, qu’on nous insulte et qu’on nous marche dessus, marre de ravaler notre rage en crachant la haine. Je suis né un 29 mars, le « Jour du Jeune Combattant » (commémoration non officielle de l’assassinat par la police des frères Rafael et Eduardo Verara Toledo, en 1985 NdT), et ça m’a marqué. Depuis l’âge de raison, je suis en colère contre les inégalités et l’autoritarisme, j’ai cette haine et cette rage contre les flics et les milices, même s’ils font partie du peuple, mais ils sont employés par le pouvoir pour réprimer, ils tuent leur propre peuple, ces chiens de l’État. Je ne crois pas non plus les politiques, ils mentent et se lissent les moustaches. La Nouvelle Constitution sera écrite par le peuple. La génération de mes parents était paralysée par la peur de la dictature, pas la mienne. Les travailleurs indépendants arrivent aujourd’hui à la retraite avec 107.000 pesos de pension (autour de 125€). Nous luttons pour la dignité et contre les exclusions. Les gens ont dit stop et le moment est venu pour le peuple de contrôler ce qui se passe dans son pays sans aucune couleur politique derrière. L’État devrait s’occuper des plus démunis et il est temps que les patrons commencent à lâcher des sous. Le désordre social ne s’arrêtera pas tant que nous n’obtiendrons pas les changements de structure du système et nous ne le faisons pas pour nous ; peut-être que mes enfants ou neveux en récolteront les fruits.
Qu’est-ce qui a changé au Chili depuis le 18 octobre ?
On a recommencé à discuter, à se regarder en face, on arrête d’être dans sa bulle dans le métro, avec le casque, sans s’occuper du voisin, là où le système voulait qu’on reste.
Que veux-tu faire comme études ?
Je sors de terminale et j’aimerais faire du Travail Social, même si le bac ne sert à rien, c’est juste un examen standard et déshumanisé qui ne prend pas en compte les valeurs ou les principes. Je veux travailler avec des enfants en milieu social, des enfants de l’Assistance, ces gamins à qui on a volé l’enfance, qu’on a brutalisé tout petits. Dans les quartiers il y a des enfants qui se prostituent pour de la drogue, pour un peu d’argent ; nous savons tous que la drogue a été introduite par la dictature et les milices pour endormir le peuple pendant que les bourges se la coulait douce. Avec les manifestations dans les galeries marchandes, les nantis ont dit que les pauvres débarquaient. Je suis fier d’être roturier, fier de faire partie de la classe ouvrière, ça ne doit pas être une insulte, c’est une identité sociale. Les manifestations ne se déroulent plus seulement sur la Plaza d’Italia mais se sont déplacées un peu plus haut. C’est chouette, ça n’arrivait pas avant, il faut qu’on aille jusque-là où ça leur fait mal, jusqu’à la résidence deSebastián Piñera.
Les livres qui t’ont inspiré ?
Los fusileros, de Cristóbal Peña, qui parle du Front Patriote et de la lutte armée contre la dictature. J’ai été étonné d’apprendre que Raúl Pellegrín et Cecilia Magni, leaders du Front, venaient des classes supérieures mais qu’ils en sont sortis pour se battre. Certaines personnes disent que cette lutte n’a pas servi à grand-chose, je crois que c’était le moyen de répondre et se défendre contre la répression et les morts. Pendant cette période, on te tirait dessus à balles réelles et tu ne pouvais pas riposter avec des pierres.
Nous ne savons pas ce qui se serait passé si Pinochet avait été assassiné, peut-être que la répression aurait été encore plus violente et sanglante. Je n’ai pas connu cette époque, je suis des années 2000 et c’est pour ça que je pense qu’il est fondamental de lire et de s’informer. L’histoire m’intéresse mais pas celle qu’on apprend à l’école et qui ne sert à rien. La véritable éducation vient de la famille et c’est dans la rue qu’on apprend le plus, en contact avec la réalité sociale. Ce sont les peuples qui, véritablement, écrivent l’histoire, en faisant grève et en manifestant. Nous vivons une nouvelle colonisation et nous nous devons de respecter les revendications et la résistance du peuple mapuche depuis cinq cents ans, un peuple qui survit au génocide jusqu’à aujourd’hui. J’ai beaucoup de peine à propos des assassinats et des mensonges contre les mapuches, n’oublions pas l’assassinat de Camilo Catrillanca, le plus récent. Ce sont des guerriers et ils n’arrivent pas à s’en débarrasser. On devrait en prendre de la graine et ça, ce n’est pas en cours d’histoire que je l’ai appris, mais en écoutant du rap.
Qu’est-ce que tu écoutes ?
La musique des opprimés, pas seulement du hip-hop ou du rap mais aussi le punk chilien qui a résisté à la dictature comme Fiskales Ad Hok ; ce sont des enfants de la dictature, ils ont vécu la répression, les massacres, les disparitions, les égorgements, les viols. J’ai commencé avec le punk, quand j’étais gamin. J’écoute aussi du rap social et combatif, comme Portavoz et Salvaje Decibel, qui était son premier groupe, et puis Ana Tijoux. Le rap critique les inégalités, les injustices sociales, comme les chiliens Sub Verso, Resonancia et La Legua York, une référence. Tous leurs textes restent d’actualité, autant que El derecho a vivir en paz, de Víctor Jara ou El baile de los que sobran, de Los Prisioneros, qui sont des hymnes qui dépassent les générations, même s’il y a des évolutions. Dans El baile de los que sobran on parle de « taper dans les cailloux » et les paroles hip-hop de Rebeldía Poblacional du groupe Salvaje Decibel reprennent ça en disant : « on ne tape plus dans les cailloux, on les jette… la capuche te cache aux yeux du pouvoir et ce n’est pas une putain de mode habillage langage de sabotage pour arrêter la police… baston contre l’État ».
El Mostrador.cl
Traduit par Fabrice Bonnefoy
Interview de Rodrigo Mirante, publiée le 8 décembre 2019 sur le site El Mostrador. Site