Il règne au Chili, depuis quelques jours, une situation étrange : tout semble suspendu à des décisions qui ne se prennent pas, celles qui permettraient soit une sortie par le haut de la crise sociale, débutée il y a maintenant cinquante jours, soit une fin de non-recevoir de la part des autorités, refusant un premier pas dans la prise en compte des attentes populaires pour un changement du modèle économique et social.
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L’actuelle constitution y est pour quelque chose puisque le pouvoir exécutif est entre les mains d’un président qui n’a pas la majorité au parlement et qui n’est plus soutenu que par 5% de la population (selon les dernières enquêtes d’opinion). Le principe est alors celui du consensus, et c’est ce qui a été recherché pour engager le processus d’un changement de constitution ; mais seulement entre les parlementaires, et sans tenir compte des attentes de la « rue », laquelle a crié à la trahison… et continué à manifester.
Un volet social aurait également dû être négocié, pour engager des modifications dans la répartition des richesses. Mais c’est actuellement l’impasse. Car une partie importante de la droite, descendante d’Augusto Pinochet, s’y refuse vigoureusement, soutenue en cela par les ministres désignés par le président ; et même si une partie de la droite y était favorable (y compris des industriels, le président de la banque centrale, ainsi que certains députés), l’heure n’est plus au consensus dans ce domaine.
Le seul consensus récemment obtenu n’a concerné que le vote en urgence de lois renforçant les pouvoirs de la répression contre les « casseurs » : allant jusqu’à de lourdes peines de prison pour ceux qui lanceraient des pierres, mettraient des graffitis sur les abribus ou porteraient un foulard devant le visage (pourtant utilisés pour se protéger des gaz lacrymogènes).
Quant aux conditions dans lesquelles se prépare la mise en œuvre de l’accord pour une nouvelle constitution, la commission technique paritaire désignée pour cela vient de constater formellement des impasses concernant la composition et les modalités de désignation des membres de la future assemblée constituante (dont le principe doit être validé par le référendum prévu le 26 avril prochain).
Ces carences dans la gouvernance du pays pèsent lourd dans l’ambiance actuelle, encore alourdie par les actions violentes d’une minorité de « casseurs ». Certains espèrent encore un geste significatif en faveur des revendications portées par une grande partie de la population (bien au-delà de ceux, nombreux, qui prennent toujours le risque d’aller manifester) ; mais d’autres ont le sentiment d’un échec probable du mouvement dans sa forme actuelle. Or cela signifierait la « victoire » de la frange la plus réactionnaire du pays, inconsciente que la partie ne serait que remise, probablement encore plus brutale. Et c’est l’analyse faite par ceux de la droite qui acceptent l’idée d’introduire des changements, conduisant nécessairement à une modification dans la répartition des richesses, et donc à une modification significative de la politique fiscale.
Dans ce contexte se pose en plus la question de savoir qui sont ces casseurs ; la droite avance l’hypothèse d’une action concertée de narcotrafiquants, qui financeraient les jeunes des quartiers qu’ils contrôlent pour en renforcer l’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics. Mais l’analyse de sociologues est malheureusement encore plus préoccupante : c’est la prise de conscience par la partie la plus démunie de la jeunesse que son avenir est de toutes façons sans issue dans cette société. Ils sont nombreux dans cette situation, et ils en prennent collectivement conscience !
Michel SÉRUZIER
Depuis Santiago du Chili