Antoinette Fouque, la créatrice des éditions Des Femmes, s’est de tout temps intéressée à l’œuvre de Clarice Lispector, une des plus grandes créatrices du Brésil, dont l’influence ne s’est jamais tarie dans son pays et dans le reste de l’Amérique. En dehors de sa correspondance, qui sera peut-être publiée un jour, Des Femmes peut se glorifier de proposer désormais aux lecteurs français ses œuvres complètes, nouvelles, romans et aujourd’hui ces chroniques publiées dans divers organes de presse entre 1967 et 1977.
Photo : Lithub.com / Ed. Des Femmes
Elle parle de tout, ou presque, dans ces chroniques qui fuient systématiquement les règles généralement imposées par le genre. Une chronique doit ‒ devrait ‒ traiter d’un sujet unique qui est la base des réflexions de l’auteur. Elle doit ‒ devrait ‒ entrer dans un cadre, toujours le même d’une semaine, ou d’un jour, à l’autre : tant de lignes, un style reconnaissable, ce qui pousse le lecteur vers un certain confort (il se retrouve facilement dans ses habitudes) qui peut finir par ressembler à une paresse intellectuelle. Or Clarice Lispector brise cela : parfois un seul texte occupe la livraison de la semaine, parfois ils sont trois ou quatre, courts, sans aucun lien entre eux. Elle jouit de la liberté que lui ont donnée les responsables éditoriaux, et qu’ils en soient remerciés ! Comme l’esprit de l’auteure est non seulement libre mais particulièrement ouvert, c’est un régal d’une richesse inouïe qu’elle offre généreusement à ses lecteurs des années 60 ou 70, un régal qui n’a pas pris une ride.
S’il y a un sujet sur lequel elle évite de s’attarder, c’est l’actualité, la politique, à une époque où le Brésil était en grande souffrance. Il lui arrive néanmoins de faire exception si des êtres humains sont concernés, des Indiens d’Amazonie en danger par exemple. Ailleurs, elle dit son impossibilité d’écrire sur le Vietcong, non, elle se sent trop hors de ces réalités. Belle honnêteté à une époque où chacun avait son avis sur le sujet ! Ce n’est probablement pas une espèce d’autocensure, cela permet en outre de laisser hors du temps ses considérations sur la littérature, sur la création, sur les petits bonheurs ou malheurs du quotidien. Ainsi, quand elle fait le portrait d’une voisine, d’un chauffeur de taxi, dix ou quinze lignes, quelques phrases, un court dialogue, et cinquante ans plus tard, sur un autre continent (et dans une autre langue) la personne évoquée est vivante sous nos yeux.
Alors, comment lire ces plus de cinq cents chroniques ? Premièrement avoir 24 heures sur 24, nuit comprise, le volume à portée de main. Ensuite, de temps en temps viendra l’envie, le besoin de l’ouvrir au hasard de préférence. Mais la démarche peut s’avérer dangereuse : il est facile de se laisser prendre au piège. On est parti pour lire deux, trois chroniques et on ne peut arrêter avant la vingtième ! C’est un danger tellement rempli de promesses qu’il faut l’affronter sans retenue !
Christian ROINAT
Chroniques. Édition complète de Clarice Lispector, traduites du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni, Didier Lamaison, Jacques et Teresa Thériot, avec une préface de Marina Colasanti et une postface de Pedro Karp Vasquez. Ed. Des Femmes, 473 p., 25 €.