Il y a un peu plus d’un an, dans une France plus ou moins tranquille, éclatait un mouvement social que l’on sentait monter depuis des années, voire des décennies. De ce mouvement des Gilets jaunes, ce qui a fait le tour du monde et intéressé les médias, ce sont plus les excès de violence souvent portés par des éléments extérieurs que les revendications de fond. Du moins le pensait-on. Et pourtant, ces revendications se retrouvent aujourd’hui partout dans le monde !
Photo : materx.iulm.it
Dans beaucoup de pays d’Amérique latine tournés naturellement vers la France (des pays encore calmes en avril/mai mais où le feu couvait) on s’interrogeait encore sur le pourquoi de ces évènements dans une contrée prospère et sensible aux problèmes des plus pauvres, la France de la Sécurité sociale, des 35 heures, sans grandes inégalités sociales apparentes ; la France de la culture et du patrimoine. Et voilà que quelques mois plus tard à peine, les mêmes revendications, portées aussi par les syndicats, les travailleurs modestes, la petite classe moyenne rejoints par les étudiants ou les défenseurs de l’environnement, se sont répandues comme la poudre dans presque tous les pays d’Amérique latine : le même malaise est partou t ! Mais il est polymorphe.
Notre newsletter s’est déjà largement penchée sur les raisons des manifestations en Équateur puis au Chili et en Bolivie. Mais le 21 novembre, la Colombie rejoignait le chœur de la contestation mondiale des politiques gouvernementales, qu’elles soient néolibérales comme au Chili ou communistes comme celle que réfutent les étudiants d’Hong-Kong.
Contre toute attente dans un pays qui semblait réconcilié avec lui-même après les accords de paix (hélas remis en cause par le président Ivan Duque élu en juin dernier et qui recueille aujourd’hui 69% d’opinions défavorables) et pour la première fois depuis les années 70, des centaines de milliers de personnes ont défilé pacifiquement le jeudi 21 novembre dans toutes les grandes villes de Colombie en dénonçant la politique présidentielle. Comme souvent, hélas, à ces marches spontanées se sont joints des casseurs, ce qui a terni le bilan de la journée avec une soixantaine de blessés.
Comme en France, les manifestants s’attaquaient aux velléités du gouvernement de flexibiliser le marché du travail, de rogner sur les retraites et d’en reculer l’âge d’accessibilité. Des grèves ont éclaté et sont toujours en cours. Mais la comparaison s’arrête là. Comme dans les pays voisins, les populations indiennes et noires ont aussi exprimé leur espoir que cesse la violence dans leurs territoires, qu’on arrête de les tuer, de les laisser dans leur immense isolement car ils connaissent l’exode interne et les déplacements forcés depuis si longtemps…
Car en Colombie c’est la question de la violence qui demeure primordiale et qui a jusqu’ici masqué tous les autres problèmes : les accords de paix historiques avec les FARC, si difficilement conclus par le président précédent, Juan Manuel Santos, après plusieurs années de négociations (il a reçu pour cela le prix Nobel de la Paix) ne sont pas encore mis en œuvre car ils ont été jugés trop laxistes par son successeur.
Des leaders sociaux ou des anciens combattants des FARC sont assassinés, notamment dans le cadre d’une lutte anti-drogue renforcée (qui occupe presque toute la politique sécuritaire du gouvernement). L’annonce par le numéro deux des FARC, fin août, qu’il reprenait les armes aux côtés d’autres chefs rebelles pour non-respect des accords a entraîné la création d’une unité spéciale très répressive pour poursuivre les criminels sur tout le territoire : l’insécurité, que l’on avait voulu un moment oublier, est réapparue en Colombie. Certes les FARC, on s’en souvient, s’étaient transformées en parti politique pour les dernières élections mais beaucoup se sont progressivement remises en marge de ce processus et une nouvelle guérilla se constitue.
On comprend donc combien la Colombie peine à sortir de ce conflit de plus de 50 ans, conflit qui oblitérait les inégalités criantes en matière d’éducation et de santé, de très bon niveau sur le plan international mais essentiellement privées et extrêmement coûteuses.
D’où ces manifestations aujourd’hui, totalement inhabituelles dans ce pays depuis les années soixante-dix et qui ne faiblissent pas. Elles sont comme ailleurs fortement portées par les jeunes et, si l’on déplore plusieurs morts (notamment à Buenaventura, la ville « chaude » du bord du Pacifique), dont celle d’un étudiant, Dilan Cruz, devenu le symbole du mouvement, elles restent essentiellement pacifiques.
Un des syndicats d’enseignants très actif, FECODE, rappelle que la Colombie « s’est convertie en une démocratie où une minorité d’entrepreneurs et de bureaucrates est favorisée tandis que la majorité doit financer leurs privilèges », comme au Chili pourrait-on ajouter … Mais ce qui particularise cette démocratie c’est qu’un pourcentage important du PIB s’est vu employé depuis des décennies à la sécurité et non à des réformes sociales.
Le président Duque, face à la poursuite des manifestations et des mouvements de grève, a peu à peu accepté le dialogue, d’abord essentiellement avec ses ministres des Finances, du Travail et du Commerce, avec les élus, puis, mardi dernier, avec des délégués, et se dit prêt à une inflexion de sa politique très libérale mais aucun accord n’a été conclu : avocats, syndicalistes, étudiants, indigènes ou instituteurs étaient encore des milliers à défiler ce mercredi, notamment à Bogotá, Cali et Medellín, casseroles et cuillères à la main pour participer au « cacerolazo », ces concerts devenus habituels depuis trois semaines. Le dialogue national annoncé par le président Iván Duque aura-t-il lieu ?
Claire DURIEUX