À travers ce formidable récit d’aventures qui traverse le XVIe siècle, Laurent Binet nous entraîne dans une relecture originale de l’histoire européenne et une réflexion sur la complexité de l’espèce humaine. Ce livre lui vaudra le prix du roman de l’Académie française, récompense tout à fait méritée.
Photo : Editions Grasset
Le parti pris original de l’auteur consiste à reconstruire l’Histoire à rebours : vers l’an mille, des Vikings descendent vers le sud et apportent aux Indiens le fer, les chevaux et l’immunité contre certaines épidémies. Puis Christophe Colomb découvre Cuba, mais vaincus par les autochtones, ni lui ni ses compagnons ne reverront les côtes espagnoles, on les croit disparus en pleine mer et l’Europe se désintéresse de cette conquête improbable.
Enfin, fuyant une guerre fratricide pour le pouvoir, l’Inca Atahualpa appareille avec sa cour de Cuba et débarque à Lisbonne. Il conquiert toute l’Europe affaiblie par ses querelles, il imposera partout les règles de justice et de tolérance de la société inca. Mais, bien sûr, tout se compliquera… Et le récit se finira par une dernière partie nommée « Les aventures de Cervantès » qui consiste en un périple dangereux à travers une Europe redevenue intolérante. Nous arriverons à la bataille de Lépante et ses conséquences pour le destin de Miguel.
Ce récit haut en couleur, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de nous décrire cette horrible Europe du XVIe siècle. Le regard des Incas est naïf, plein d’incompréhension, comme celui des Persans de Montesquieu quelques siècles plus tard. Ils découvrent le fanatisme des inquisiteurs, l’intolérance violente de Luther, les luttes perpétuelles entre les royaumes exsangues avec la menace constante du Turc aux frontières. Ils s’effraient de l’oppression des faibles, de la misère et de la famine qui règnent, des épidémies récurrentes qui ravagent les populations.
Atahualpa va conquérir par la guerre et par une habile diplomatie puis il va remodeler la société selon le modèle collectiviste inca, profitant d’échanges commerciaux intenses avec son frère resté dans les Andes et avec qui il s’est réconcilié : envoi de livres et de poudre contre or et argent si utiles en Europe par exemple. Grâce au partage des terres et des biens, à la justice, à la tolérance religieuse, il y aura quelques années prospères et presque idylliques. Mais tout a une fin et l’humanité retombera dans ses vieux travers.
Ce récit très bien écrit et très agréable à lire nous fournit l’évasion à travers temps et espace, nous divertit et nous renvoie à une vision peu flatteuse de l’Europe. Mais l’intention est plus sérieuse, le propos plus profond. Cette fiction soulève plusieurs interrogations : qui sont les Barbares ? Ces Indiens brillants, tolérants, aussi cruels et belliqueux que les Blancs certes mais ayant un sens aigu de la justice ou ces Européens imbus d’eux-mêmes, sans scrupule, fanatiques et ivres de pouvoir ?
L’humanité est-elle capable de vivre dans la sérénité et l’harmonie à long terme ou est-elle condamnée à retomber toujours dans ses vieux défauts, les luttes religieuses masquant l’appétit de gains, de pouvoir et l’ambition démesurée. L’art est-il une échappatoire par le rêve et l’imaginaire ? Les créateurs peuvent-ils aider à civiliser et raffiner les sociétés ?
Tel est l’intérêt de ce roman : au-delà du divertissement et de l’admiration que suscitent certaines trouvailles astucieuses de l’auteur, on reste perplexe et pensif, et on ne peut s’empêcher de réfléchir sur l’humanité et sur soi-même sans réel optimisme.
Louise LAURENT
Civilizations de Laurent Binet, France, éd. Grasset, 378p., 22 euros.