En attendant que le 10 décembre, jour où il prendra ses fonctions, tous les drapeaux déployés soient ceux de l’unité nationale malgré la forte polarisation de l’électorat, ces dernières semaines l’avocat et musicien Alberto Fernández accorde sa guitare au diapason des défis qui l’attendent, parmi lesquels la connivence avec sa vice-présidente Cristina Kirchner, inculpée dans plusieurs scandales de corruption.
Photo : The Conver
Dans un peu moins de trois semaines, lorsque la succession sera officiellement accomplie, tout l’intérêt sera de savoir si M. Fernández marquera un tournant dans la consolidation de l’équilibre économique et social de son pays ou s’il sera l’homme par qui la tourmente arrive. Car de prime abord l’essentiel à mettre en œuvre est sans doute d’éviter le risque de défaut de paiement de la dette publique du pays. Et pour cela Alberto Fernández devra engager des discussions urgentes avec le Fonds monétaire international (FMI), lequel a octroyé à l’administration Macri le prêt de 56 milliards de dollars.
Voilà ce qu’on attend en priorité du futur président : négocier le refinancement de la dette afin d’alléger la politique d’austérité imposée par le FMI. Mais, à l’égard du très mauvais état de santé de l’économie argentine, peut-on éviter le scénario catastrophe ? Ce qui est certain, c’est qu’à force de graphiques plus alarmistes les uns que les autres, les journaux locaux soulignent qu’aucun indicateur économique n’est là pour donner une lueur d’espoir à une opinion publique de plus en plus encline à broyer du noir. C’est donc une très lourde charge qui pèse sur les épaules du nouveau président, qui devra apporter des réponses rapides à ce coup de blues généralisé.
Le pessimisme qui frappe aujourd’hui les articles publiés dans la presse argentine laissent difficilement imaginer, en effet, un pays en plus mauvaise posture, sans oublier les crises sociales qui ébranlent pendant ce temps les pays de la région, tels le Chili, la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela. Cependant, le pessimisme argentin plonge ses racines dans les difficultés devenues chroniques du système financier, liées notamment à la question des créances douteuses et à l’augmentation exponentielle de la dette extérieure depuis notamment la chaotique présidence du péroniste Carlos Menem qui, par ailleurs, a été reconnu coupable de vente d’armes et aujourd’hui siège en tant que sénateur protégé par l’immunité parlementaire.
À présent, la réalité en Argentine montre que la baisse du peso (la devise nationale) par rapport au dollar (la devise officieuse), et les spéculations des cours de la Bourse induites par la situation catastrophique des finances, contribuent à mettre l’Argentine dans une situation très dangereuse. Si cela devait perdurer, l’économie périclitera comme en 2001. Cette problématique, qui s’est aggravée sous la présidence de Mauricio Macri à cause d’un contexte commercial international très défavorable pour les exportations et les investissements, soulève un certain nombre d’interrogations à l’étranger. Ainsi les analystes et les dirigeantes internationaux portent le même jugement sur la situation d’un pays qui jadis était considéré comme « le grenier du monde » et figurait, dans les années 1940, parmi les dix premières puissances mondiales.
Mais, pour l’heure, le nouveau président argentin se soucie bien plus du tollé suscité par l’annonce maladroite de Patricia Bullrich. Après une réunion de cabinet, l’actuelle ministre de la Sécurité a déclaré que la fin du contrôle du prix des carburants avait été décidée en commun accord avec le futur président Alberto Fernández. La colère de ce dernier est montée en flèche : « C’est un autre mensonge du gouvernement macriste. Personne n’a accordé avec moi une chose pareille. Comme toujours, ils déchargent sur d’autres leurs propres décisions ineptes », a souligné Fernández avant de présider une réunion plurisectorielle destinée à tracer les grandes lignes de son Plan Argentine contre la Faim.
Dans ce contexte délétère, l’Argentine d’aujourd’hui a besoin plus que jamais d’un peuple uni qui ait confiance en l’avenir, bien que pour une grande majorité de citoyens l’avenir reste invisible. Et pour ceux qui attendent un changement à toute vitesse, il n’est pas inutile de rappeler qu’il faudra du temps, une fois de plus, pour réformer une structure étatique qui n’a pas fondamentalement changé de nature depuis sept décennies alternant entre sanglantes dictatures et éphémères périodes démocratiques toujours sous l’ombre de gouvernements populistes d’extraction péroniste. Depuis 1950, les Argentins ont survécu à 15 périodes de récession.
Et aujourd’hui une nouvelle crise économique ramène le péronisme au pouvoir, avec une vice-présidente accusée de corruption mais protégée pour son immunité parlementaire. Le bilan de Mme Kirchner après deux mandats à la tête de l’Argentine (2007-2015) est sans appel : treize fois mise en examen, sept demandes de prison préventive, un procès en cours et des dizaines d’autres enquêtes l’éclaboussant de près ou de loin. Et des soupçons d’autres affaires remontent encore plus loin, depuis la première présidence de son feu mari Nestor Kirchner (2003-2007).
Sur ce point, en ce qui concerne son honneur devant la justice, il faut souligner que Alberto Fernández n’a jamais été cité dans aucune affaire de corruption. Ainsi, pour cerner sa personnalité, il est intéressant de mentionner qu’il était l’ami et le chef de campagne de Nestor Kirchner en 2003, après avoir été à la tête de l’organisme régulateur du marché des assurances sous le gouvernement péroniste de Carlos Menem (1989-1995) et, en 1985, sous-directeur général des Affaires juridiques du ministère de l’Economie sous la présidence de Raúl Alfonsín (parti radical). À partir de 2003, Fernández fut nommé chef de cabinet de Nestor Kirchner, fonction qu’il a conservée sous le gouvernement de celle qui avait été Première dame, Cristina Fernández de Kirchner (2007). Mais sept mois plus tard, il démissionna en accusant Mme Kirchner de souffrir d’une « distorsion de la réalité ». Cela montre qu’il est un homme de convictions, et qu’il sait défendre sa position au-delà des intérêts particuliers.
Et c’est justement ce qu’attend une grande partie des Argentins de la part de Alberto Fernández : qu’il trouve de l’autonomie dans ses décisions, sa propre liberté de conscience en se démarquant de ses prédécesseurs, surtout de l’influence de la très controversée Cristina Kirchner, qui prétend aujourd’hui apporter une solution aux mêmes problèmes qu’elle n’a pas su résoudre en 2015, laissant une économie en berne avec une inflation annuelle du 30 %, une dette extérieure doublée pendant son mandat, avec des statistiques officielles truquées, de l’insécurité et des « caceroladas » comme seul héritage du dit « Justicialisme », la doctrine fondée par Juan Domingo Perón (1895-1974). Rappelons que le nouveau gouvernement Macri s’est retrouvé, en 2015, face à un déficit budgétaire annuel de presque 10 % et une dette de 240 milliards de dollars – les Kirchner avaient récupéré le pays avec moins de la moitié du montant.
Par conséquent, avec 40,4 % de citoyens qui soutiennent Macri en tant que première force d’opposition malgré sa très douloureuse politique d’austérité, la connivence dans le panorama politique argentin n’ira certainement pas sans heurts. Nous l’avons déjà dit : le peuple a le ventre vide et la mémoire courte. Mais la prise de conscience de se trouver au bord de l’abîme, pour la énième fois, oblige dès maintenant à reconnaître la nécessité d’un rassemblement populaire au niveau national par le biais d’une entente pacifique entre les différentes forces politiques. Cela sera possible si la reconnaissance de cette nécessité n’échoue pas devant la pression des créanciers étrangers, ainsi que des fonds vautours internationaux qui survolent le ciel des pays émergents qui ne finissent plus d’«émerger», sans oublier bien sûr la résistance des riches spéculateurs locaux, parmi lesquels se trouvent les intérêts personnels de ses propres dirigeants.
Pour résoudre ces différents problèmes, l’Argentine de Alberto Fernández devra prouver qu’il faut savoir couper les liens avec les vieilles recettes populistes écervelées afin d’être en accord avec les enjeux politiques du XXIe siècle. Illusion, rêve ou réalité ? La question reste ouverte dans un pays qui depuis très longtemps rappelle ce genre de rêve dans lequel s’éloigne l’objet qu’on s’efforce d’atteindre.
Eduardo UGOLINI