Cet accord a été signé il y a maintenant une semaine entre les partis politiques pour mettre en œuvre un changement de la Constitution. Perçu comme une avancée importante (la droite en accepta enfin le principe), il se révèle en même temps chargé de « chausse-trappes ».
Photo : Maria Paz Morales
D’abord et avant tout, il a été décidé par une poignée de politiques réunis en « conclave », sans aucune interface avec les manifestants, ni même le collectif des organisations qui coordonne leur mobilisation (« unidad social »). Mais aussi parce que chaque paragraphe de cette nouvelle Constitution devra être adopté par les deux tiers des membres de l’Assemblée constituante, laissant le vide pour les points refusés. Et enfin, parce que ceux de ces membres à élire le seront à partir de listes établies par les seuls partis politiques légalement reconnus.
Face aux insuffisances de ce texte, deux tendances opposées se sont constituées, dont les propositions doivent être débattues ces prochains jours, en particulier sur les points suivants : d’une part, une partie de la droite la plus extrême qui voudrait revenir sur le principe même de l’abandon total de la Constitution actuelle ; et donner encore plus d’importance au veto que permet la majorité des deux tiers. D’autre part, ceux qui veulent ouvrir l’Assemblée constituante à des représentants des forces sociales et de certaines minorités (mapuches, femmes). Dans ce contexte plus tendu, les manifestations se poursuivent, en particulier celle du vendredi en fin d’après-midi.
Le moment politique
Une recomposition des courants politiques est en cours. Le plus important est le rejet par une grande partie de la population de tous les « politiques ». Ceci n’est pas propre au Chili, mais y est particulièrement présent actuellement (cela s’exprime très clairement dans les enquêtes d’opinion), et ce, quelle que soit leur orientation ! L’adoption par ceux-ci de l’« accord » a encore amplifié ce phénomène de rejet.
Mais c’est aussi à l’intérieur de ces partis que cela se produit. Au sein de « Renovación Nacional », son président soutient fermement le changement, alors que l’opposition de droite à l’accord est menée par un sénateur de ce même parti ! Et des clivages similaires apparaissent aussi dans les autres partis, y compris au sein du « Frente Amplio », qui représente une gauche rénovée.
La violence de certains manifestants
Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est la non-violence dont fait preuve la grande majorité des manifestants. Pour autant, cette violence est présente un peu partout, tant à Santiago que dans la plupart des autres villes. Elle peut éclater de manière ponctuelle et imprévisible (barrages, incendies de bâtiments ou de véhicules, destruction de locaux commerciaux, suivie de pillages). Mais aussi de manière systématique à la fin de manifestations pacifiques, quand la police bloque certains passages ou commence à vouloir faire le « ménage ». Et cela peut durer plusieurs heures, avec incendies de poubelles, destruction de mobiliers urbains ou même de monuments (y compris des églises).
Cette violence est surtout le fait d’hommes jeunes, équipés pour se protéger, maintenant bien aguerris, mais sans qu’on puisse les rattacher à une ou des organisations à vocation politique. Quand on peut leur parler, ils n’expriment même pas une stratégie de ce genre !
D’ailleurs, si leurs cibles sont parfois des symboles du « système », il s’agit malheureusement le plus souvent d’équipements dont bénéficient les plus pauvres (métro, bus, équipements sanitaires ou sociaux, magasins de quartier…) et ce y compris dans les quartiers les moins favorisés.
La violence policière
Celle-ci est réelle, et permanente, y compris quand elle s’inscrit dans ce que l’institution considère comme légale. Mais les débordements sont malheureusement récurrents, et les victimes nombreuses. Le plus fréquent concerne le tir de balles dites de « gomme », en direction de la tête (plus de deux cents personnes ont déjà perdu un œil). Or on vient de découvrir que ces balles contiennent beaucoup de plomb, et que le producteur (chilien) mettait en garde contre le danger qu’elles représentaient. Face au scandale, la police vient seulement d’en restreindre l’usage.
Et pour comprendre l’état d’esprit de ses dirigeants l’un d’entre eux vient d’expliquer que l’usage de la force pouvait conduire à des bavures : c’est comme la chimio pour un cancer, pour tuer les cellules mauvaises, il fallait accepter que des bonnes en soient également victimes. Et face au scandale provoqué par cette déclaration, il s’est excusé auprès des cancéreux ! Que des manifestants soient des victimes mortelles allait donc de soi.
Et maintenant ?
Et maintenant, que sera l’avenir ? Sans doute, d’une manière ou d’une autre, il faut s’attendre à un retour en force de la droite (dont les idées relèvent plus de l’extrême droite, d’un point de vue français). Ce qu’elle vit actuellement est pour elle intolérable, et il est peu probable qu’elle puisse ne pas se venger.
Quant à l’avenir immédiat, les issues les plus diverses sont encore possibles, de la répression plus ou moins brutale à de nouvelles avancées vers plus de démocratie ; en passant par la lassitude de la population (pour elle, le coût est très élevé : transport rendu très difficile, perte de rémunération, difficultés pour l’approvisionnement, inflation,…).
Peut-être le Chili disposera-t-il d’une nouvelle Constitution (d’ici deux ans, dans le meilleur des cas). Mais il est un acquis qui devrait peser beaucoup à l’avenir : la conscience collective que l’avenir meilleur ne dépend pas du « mérite » individuel, mais d’une solidarité collective pour renverser les méfaits du libéralisme dominant. En cas d’échec aujourd’hui, la partie n’est que remise. Et c’est parce qu’une partie de la droite en est consciente, que de nouvelles concessions sont encore possibles.
Michel SERUZIER
Depuis Santiago du Chili