Patrick Deville, on le sait, est un romancier reconnu et un grand voyageur. L’Orient, l’Afrique et l’Amérique latine font partie de ses destinations de référence. Il y a moins de deux ans, il a décidé de reprendre non la route mais le fleuve et, en compagnie de son fils Pierre, de remonter l’Amazone jusqu’au-delà de ses sources, puisque le parcours s’est achevé sur une île du Pacifique.
Photo : Editions du Seuil
Cette remontée de l’Amazone ne se présente pas comme un banal récit de voyage, avec descriptions minutieuses, impressions et dialogues avec les gens rencontrés. Elle est un grand bric-à-brac, Patrick Deville ne dédaignant pas une certaine confusion, dans sa façon d’écrire comme dans les thèmes abordés. Si on veut bien franchir ce qui peut apparaître comme un obstacle pour un esprit rationnel, on découvrira nature et littérature, sentiments et sensations.
Il faut donc être armé d’une certaine culture historique et littéraire pour prendre place avec profit sur ce bateau, la Jangada et naviguer, non seulement sur le grand fleuve entre Santarém et Iquitos, mais aussi entre Montaigne et Milton Hatoum. Il faut aussi avoir d’emblée un rien de sympathie pour Patrick Deville, car il est bien le centre de ce «roman» (annoncé comme tel sur la couverture). Normal, il en est l’auteur.
Tout comme les eaux de l’Amazone qui a besoin de dizaines de kilomètres avant d’accepter d’enfin se mêler à celles de ses principaux affluents, la prose de Patrick Deville coule tantôt paresseusement, tantôt en accélérant et mélange détails minimes et grands moments historiques, à l’image de tout voyage où l’on aura oublié le lendemain un fait qui nous avait marqués, croyions-nous, et où nous revient à la mémoire un événement tout à fait secondaire.
Le fil rouge du récit, ce sont les rapports père-fils, Patrick et Pierre remontent l’Amazone sans se quitter, et l’écrivain multiplie les parallèles, historiques et littéraires pour la plupart, avec sa propre situation, comme par exemple Theodor Roosevelt et son fils Karmit, ou Rudyard Kipling et son fils John. Mais l’impression qui demeure de ce long voyage est davantage une cohabitation amicale qu’une communion. Il y a bien quelques moments de complicité (l’échange de regards amusés à la fin de l’opéra entendu à Manaus, alors que le fils vient de tuer son père sur scène), mais dans l’ensemble les deux hommes ne font que partager les conditions matérielles du voyage. D’ailleurs les deux protagonistes ne semblent pas en souffrir.
La pensée humaine, en liberté, n’épouse jamais la ligne droite, pas plus que l’Ucayali ou le Marañón avant qu’ils ne rejoignent l’Amazone, celle de Patrick Deville prend ces mêmes formes, fort heureusement, il ne faut pas attendre de ce livre un Guide du routard ou un récit de voyage à la Théophile Gautier. La seule logique est la distance parcourue entre le départ et l’arrivée. À nous de nous laisser porter par les considérations historiques sur l’époque de la sanglante conquête, par l’épopée que fut le tournage d’un film, par le portrait d’un ami rencontré, par mille petits riens ou encore par ces détails inutiles ou obscurs (que peut bien être une «roue Ferris qui clignote jusqu’à minuit» ?? Allez, crachons le morceau : c’est une grande roue de foire !). Ce sont ces choses qui font tout ce qui demeure dans une mémoire.
En refermant Amazonia, on connaitra mieux les multiples expéditions sur un territoire qui a toujours, depuis sa «découverte», fasciné les Européens et motivé des hommes hors du commun, on saura qu’au début du XIXe déjà Humbolt avait tout compris de ce que serait l’évolution des sociétés des deux côtés de l’Atlantique, pour en arriver jusqu’à la triste situation dans laquelle nous sommes et nous serons.
Christian Roinat
Amazonia de Patrick Deville, éd. du Seuil, 304 p., 19 €.