La «découverte» des Amériques par les Ibériques marque le début d’une confrontation entre deux mondes qui, jusqu’alors, s’ignoraient. Une telle situation, totalement inattendue, ne laisse indemne aucun des acteurs impliqués. De cette «rencontre» entre deux univers que tout distingue et vécue d’emblée comme un «choc», émerge progressivement un «monde nouveau». Michel Bertrand est professeur d’Histoire à l’Université de Toulouse, et directeur de la Casa Velázquez à Madrid.
Photo : Ed. Albin Colin
La phase de conquête –déléguée par les monarques de la Péninsule aux conquistadors via des capitulaciones– jette les bases d’une domination sans partage imposée aux vaincus avant de céder la place à une colonisation encadrée par les représentants aux Indes des deux couronnes. L’affirmation de ce monde colonial va de pair avec la stabilisation de structures –administratives, sociales, économiques, religieuses et culturelles– qui façonnent des sociétés originales dont les métissages constituent l’un des principaux traits.
Les nouvelles orientations de l’histoire coloniale ibéro-américaine
Dans un passé pas si lointain, l’histoire coloniale ibérique a été l’objet de vastes synthèses. La perspective de la commémoration du cinquième centenaire de la «découverte» a été propice à ces publications. La plupart d’entre elles correspondent à d’amples œuvres collectives, dont la doyenne n’est autre que la remarquable Cambridge history of Latin America coordonnée par L. Bethel. Toutes gardent encore aujourd’hui leur pleine valeur scientifique et restent d’utile consultation tout spécialement en raison de l’état des lieux des connaissances qu’elles proposent. Dans le même temps, ces vastes synthèses collectives pèchent souvent par leur hétérogénéité interne, juxtaposant des contributions élaborées selon des approches et des problématiques souvent variées. Par ailleurs, ayant une trentaine d’années pour la plupart, elles sont le reflet d’une historiographie élaborée le plus souvent dans les années 70 et 80 du XXe siècle. Dans ce paysage éditorial exceptionnellement fécond, l’Histoire du Nouveau Monde couvrant, en 2 volumes, les années 1492 à 1640 (Claude Bernand et Serge Gruzinski, 1991 et 1993), fait indiscutablement exception. L’ouvrage repose en effet sur un choix méthodologique original qui associe dans sa démarche des questionnements anthropologiques à des reconstructions historiques «au ras du sol» restituant notamment une mosaïque de biographies d’acteurs et mobilisant une écriture à la dimension littéraire assumée.
Depuis la publication de ces synthèses consistantes, la manière d’aborder l’histoire a profondément évolué. La mise en cause de l’approche structurelle du passé a ouvert la porte à ce que Bernard Lepetit a qualifié de «tournant critique» (1989). Un solide dossier, publié en 1995 dans la revue Espace-Temps sous le titre «Le temps réfléchi. L’histoire au risque des historiens» sous la direction de François Dosse, témoigne de ce profond renouvellement historiographique. Dorénavant, comme le souligne le propos liminaire du dossier, au cœur de la démarche historienne se situe l’humain, l’acteur ou encore l’action, jusqu’alors renvoyés au statut de lucioles illusoires. En ce sens et même s’il n’y a plus de modèle historiographique hégémonique, ce sont en priorité les procédures d’appropriation, les représentations, les constructions des identités sociales elles-mêmes auxquelles l’histoire prête d’abord attention.
L’historiographie américaniste a inévitablement été affectée par ces évolutions, conformément à ce que l’Histoire du Nouveau Monde laissait entrevoir. À la faveur de l’émergence de l’histoire globale et connectée, elle a plus systématiquement porté son attention aux circulations entre les deux rives de l’Atlantique. Comme le soulignent Caroline Douki et Philippe Minard (2007), celle-ci peut se définir de deux façons. De manière instinctive, on peut la comprendre comme «un processus historique d’intégration mondiale qui se joue au niveau économique ou culturel». De manière plus approfondie, elle renvoie aussi «à un mode d’approche des processus historiques estimant nécessaire un décloisonnement du regard, intégrant une approche contextuelle parfois élargie à l’échelle planétaire». À ce titre, la globalisation que suppose cette approche des objets historiques renvoie d’abord à un mode d’étude du passé. Ce qui est sûr, c’est que le monde colonial ibéro-américain a été un terrain propice à ces nouveaux questionnements en provenance de cette histoire dite globale. Depuis Fernand Braudel et jusqu’à I. Wallenstein, on admet en effet que les constructions impériales ibériques sont la manifestation d’une première mondialisation économique avec la mise en place d’un «système-monde». Cette même approche se retrouve au niveau culturel notamment dans l’importance accordée à la catégorie de «métissage» au moment d’analyser les transformations imposées aux populations dominées dans le cadre des sociétés coloniales (S. Grusinski). Quant à la seconde acception accordée à l’histoire globale, elle se trouve être de plus en plus fréquemment mobilisée depuis une vingtaine d’années, ce dont témoigne tout spécialement Les quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation, ouvrage centré précisément sur la mondialisation analysée à l’échelle de la Monarchie Catholique au temps de Philippe II (S. Gruzinski, 2004).
Pour partie, ces nouvelles approches rejoignent celles d’un autre courant historiographique qui, s’il est plus ancien, n’en connaît pas moins depuis la fin des années 80 un dynamisme important. Comme l’analyse Clément Thibaut, au moins deux des propos de l’histoire atlantique renvoient en effet à ceux de l’histoire globale : le premier concerne la prise en compte des relations, connexions et circulations entre les deux rivages alors que le second insiste sur la contextualisation systématique des faits observés sur une échelle d’analyse à minima atlantique quand ce n’est pas globale (Encyclopedia Universalis). Conformément aux objectifs qui ont prévalu à ses origines, c’est d’abord dans l’analyse des processus débouchant sur les indépendances ibéro-américaines que l’histoire atlantique a été le plus largement mobilisée sans pour autant se limiter à ce seul aspect d’histoire politique. Tel est le cas, par exemple, de la question de la traite «atlantique» longtemps abordée comme un «accident» dans la marche de l’Europe vers la modernité économique à compter du XVIIIe siècle. Dans son essai d’histoire globale portant sur la traite, en faisant le choix d’une mise en perspective planétaire de la traite atlantique, Olivier Pétré-Grenouilleau a contribué de manière décisive au renouvellement des questionnements relatifs à cette thématique aux enjeux mémoriels nombreux et objet de riches débats (2004).
En faisant le choix de dépasser le cadre géopolitique de chacun des empires coloniaux ibériques –approche rarement mise en œuvre, notamment dans les manuels disponibles chez des éditeurs français, plus fréquente chez les Anglo-Saxons–, le propos de ce livre est d’abord de rendre compte de ces évolutions historiographiques qui, en deux ou trois décennies, ont en partie renouvelé et surtout enrichi notre connaissance des mondes coloniaux ibéro-américains.
Armand Colin Éditeur
L’Amérique ibériquede Michel Bertrand, Ed.Armand Colin, 272 pages, 27euros (18,99 en numérique).