Le parlement chilien a brisé, mercredi 24 juillet 2019, un tabou. La fin de l’affectation automatique de 10 % des revenus tirés de l’exportation de cuivre aux trois branches des forces armées. La Colombie, au même moment, annonçait un appel d’offre pour renouveler ses forces aériennes. Et le Mexique mettait en ordre de marche un nouveau corps de défense, la Garde nationale. Tandis que le Brésil et le Venezuela accentuaient la place accordée aux militaires pour gérer le pays.
Photo : Ministerio de la Defensa de Chile
Paradoxe ? Peut-être, si l’on considère l’Amérique latine comme un bloc relativement homogène. En tous cas, il y a là une évolution contradictoire signalant un changement d’époque. Dans les années 1970-80 il y avait un dénominateur commun latino-américain : le rôle d’arbitre politique reconnu et acquis de façon semblait-il durable par les militaires.
Le constat que l’on peut faire aujourd’hui est celui d’une diversification des comportements nationaux sur le plan militaire. Ici les forces armées maintiennent une influence, au Brésil, en Colombie, au Mexique, au Venezuela. Et là, en Argentine, au Chili, au Panama et en Uruguay elles perdent leur légitimité interventionniste, voire leur intérêt social.
Les faits sont sur la table. Un tiers des ministres au Brésil comme au Venezuela sont des militaires de haut rang ou ont en charge des entreprises et des services publics. En Colombie, les forces de l’ordre perpétuent une influence sociale et budgétaire forte. En effet, la Colombie est le pays qui consacre aux armées et à la police la part du PIB la plus élevée du continent, environ 4 %. Les autorités élues le 1er juillet 2018 au Mexique ont quant à elles, décidé de constituer un corps d’élite appelé Garde nationale. Dotée de ressources importantes cette Garde nationale a été mise en place en quelques mois.
À l’inverse, suivant l’exemple précurseur du Costa-Rica, le Panama a supprimé ses forces armées. L’Argentine, en leur coupant les vivres, les a réduites à l’inutilité militaire, politique et sociale. La disparition du sous-marin San Juan en 2017, a dramatiquement révélé les conséquences d’un abandon budgétaire et collectif. Le Chili a pris plus tardivement ce chemin, le 24 juillet dernier en adoptant une loi redirigeant l’argent du cuivre directement dans les coffres du Trésor public. La nation au terme du débat budgétaire, décidera ainsi à l’avenir, souverainement de l’effort qu’elle consent pour sa défense.
Plusieurs pistes pour comprendre la perte de légitimité fiscale et institutionnelle des militaires en Argentine, au Chili et en Uruguay. L’impact social laissé par les années de dictature a détérioré de façon durable l’image du soldat. Reflet du sentiment général exprimé dans les urnes, les gouvernements démocratiques d’Argentine, du Chili et d’Uruguay, sorties des dictatures militaires, ont, à échéances variables, mené des politiques réduisant la place institutionnelle et les dotations des forces armées. Les conditions de sortie de la dictature, couplant une exigence populaire sur une défaite militaire face à un ennemi extérieur, permettent de comprendre pourquoi les choses ont été plus rapides en Argentine. Au Chili, la mauvaise gestion des fonds perçus de façon automatique grâce à la loi du cuivre de 1958, génératrice de corruption, a permis de débloquer en 2019, un projet de loi dormant depuis 2011 dans les tiroirs du Congrès des députés.
Le Brésil a vécu la plus longue des dictatures militaires de la région. La Colombie, le Mexique et le Venezuela ont, en revanche, vécu sans dictatures mais en démocraties imparfaites, avec des moments de grandes violences : les répressions de la place de Tlateloco en 1968 à México, le Caracazo de 1989 au Venezuela, un long conflit civil intérieur, non résolu à ce jour en Colombie. Dans ces quatre pays, de traditions militaires et politiques différentes, les forces armées gardent une place et un rôle institutionnel fort. Dans l’incapacité de donner une réponse démocratique aux contradictions sociales, par ailleurs génératrices d’insécurité, les gouvernements de ces pays, ont recours à la force pour contenir la délinquance au Mexique, maintenir l’ordre social et libéral en Colombie, et celui bolivarien au Venezuela. On ajoutera pour le Brésil, que la transition démocratique s’est faite sans mea culpa des militaires, facilitant ainsi leur retour aux commandes d’un État débordé.
Ce bref balayage sur la condition institutionnelle des militaires en Amérique latine, confirme, s’il en était besoin, le caractère incontournable du double regard. Un regard continental qui valorise les points communs, un regard particulier sur la réalité différentielle de chacun des pays.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY