En 2002, Le Bison de la nuit avait démontré que, parallèlement à sa carrière de scénariste plus que prometteuse (c’était un peu avant 21 grammes et Babel, et il venait tout juste de connaître un énorme succès avec Amours chiennes réalisé par Alejandro González Iñárritu), il était aussi un excellent romancier. Après trois autres romans, tous traduits, il revient avec ce Sauvage dans lequel la sauvagerie du titre s’applique à tous les personnages, hommes ou bêtes.
Photo : Bernado Flores
La vie est mouvementée dans l’Unidad Modelo, ce quartier violent de classe moyenne à Mexico vers la fin des années 1960. Mais que veut dire classe moyenne ? Elle est elle-même coupée en deux, d’un côté les jeunes bien habillés, avec un crucifix au bout d’une chaîne en or, de l’autre ceux qui passent plus de temps à courir devant les policiers. Juan Gabriel, le narrateur, se situe entre les deux et n’appartient à aucun groupe. Sa famille est plutôt modeste et lorgne vers le haut… Ce n’est pas une réussite, les problèmes d’argent font que l’image de gens bien que voudraient donner les parents ne parvient pas à s’imposer vraiment. À dix-sept ans, Juan Guillermo se retrouve seul après une succession de drames. Ceux qui survivent à ces drames en ressortent couverts de cicatrices, bien visibles, ils survivent pourtant, pendant que la vie au-dehors suit son cours. Et tous les personnages, humains ou animaux portent de profondes cicatrices.
La vie au-dehors a toute l’apparence de la normalité, on salue le voisin, on va à l’école dont les règles sont strictes, pourtant on ressent une violence diffuse qui parfois affleure et parfois fait irruption. La mort est très présente pour ce garçon malgré tout très vivant. Certains passages sont poignants, des pages de pure poésie qui rend belles les pires laideurs et dérisoires les réalités les plus essentielles. Comme un négatif du tableau mexicain, plein de personnages, de mouvements et de couleurs, alterne le tableau en noir et blanc avec un Inuit, Amaruq, qui, seul dans le désert glacé, traque un grand loup gris. Dans quel but, avec quel espoir ?
Animaux sauvages, adolescents, femmes, hommes, on se défie d’un regard, on accepte la supériorité de l’adversaire, on tente de le terrasser. Une des bases de la vision globale de l’univers qu’avaient les Aztèques était l’osmose absolue de tout ce qui vit. Guillermo Arriaga reprend cette conception dans une symphonie grandiose et moderne : le garçon de 14 ans qui, entré dans la cage face à huit fauves, éprouve la pire peur de sa jeune vie au moment où il comprend que lui aussi est un animal.
Société, drogues, amitiés, religion et radicalisation (les musulmans et les juifs ne sont pas les seuls à qui ça arrive), culpabilité, innée ou induite par la civilisation, Guillermo Arriaga fait vivre tout cela de façon magistrale, comme il fait vivre la nature glacée du Grand Nord, l’autre versant de l’histoire. Les opposés ne font que se fondre l’un dans l’autre : pas d’obscurité si la notion même de lumière n’existait pas, pas de vie si la mort n’était pas au bout, ces notions étaient au cœur de la tradition indienne, au Mexique et ailleurs. C’est aussi ce que dit Guillermo Arriaga dans ce roman d’apprentissage rempli de violences terribles et de tendresse.
Le «Sauvage» du titre pourrait bien être au pluriel (si le titre n’était déjà utilisé récemment par Sabri Louatah pour son superbe roman en quatre parties) : castors, chinchillas, chiens, loups, êtres humains, si aucun n’est entièrement sauvage, tous ont en eux des éclats de sauvagerie. Ce vaste roman (près de 700 pages !) se lit d’une traite, Guillermo Arriaga plonge le lecteur entre deux façons de vivre qu’on pourrait croire opposées et qu’il réunit de façon originale et convaincante.
Christian ROINAT
Le Sauvage de Guillermo Arriaga, traduit de l’espagnol (Mexique) par Alexandra Carrasco, éd. Fayard, 688 p., 25 €.
Né en 1958, Guillermo Arriaga Jordán est un acteur, réalisateur, scénariste et producteur mexicain pour le cinéma, et un écrivain. Son premier livre traduit en français Un doux parfum de mort est paru chez Phébus en 2003. Il est l’auteur des scénarios de 21 Grammes, Amours Chiennes et Babel d’Alejandro González Iñárritu. Il a également écrit le scénario et a joué dans le premier long métrage réalisé par Tommy Lee Jones, Trois enterrements, pour lequel il a remporté le Prix du scénario au Festival de Cannes 2005. Il a depuis écrit le scénario de El Bufalo de la noche, qu’il a également produit.