Après l’«élection» de Miguel Díaz-Canel à la tête du pays, en avril 2018, Cuba vient de franchir une nouvelle étape importante de son histoire. L’adoption de sa nouvelle constitution permet d’envisager une lente mais certaine transformation sociale, selon les affirmations de Raúl Castro, le 28 janvier 2012, lorsqu’il proposait de «laisser derrière [eux] le poids de l’ancienne mentalité et forger, avec une intention transformatrice et une grande sensibilité politique, la vision vers le présent et l’avenir de la Patrie».
Photo : Rafael Martínez Arias
Depuis le 10 avril, la propriété privée est reconnue dans la nouvelle constitution, ainsi que l’investissement des capitaux étrangers. Et si le «mariage pour tous» n’a pas été inscrit explicitement, en supprimant la définition du mariage comme «l’union entre un homme et une femme», le texte ouvre la voie à une possible reconnaissance légale à l’union homosexuelle. «C’est une étape fantastique et je m’en réjouis», avait déclaré une illustre militante de la cause, la députée Mariela Castro, fille de Raúl Castro.
La nouvelle législation représente incontestablement un signe d’ouverture, une transition impensable il y a quelques années, dans un régime qui est resté pratiquement figé dans le temps pendant soixante ans. Néanmoins, le secrétaire d’État Homero Acosta, coordinateur de la commission de rédaction du texte, rappelle que le projet ne visait pas essentiellement à établir une nouvelle constitution.
En effet, la reconnaissance de l’économie du marché, par exemple, n’est pas une réforme en soi, mais une base légale au modèle économique initié en 2008 par Raúl Castro, président à l’époque, qui avait autorisé l’activité privée chez les particuliers. Il s’agit donc d’une actualisation de la constitution de 1976, plus en accord avec les changements qui ont façonné le monde depuis quarante ans. Alors, malgré les réformes annoncées, à quoi le peuple cubain d’après le 10 avril peut-il croire ?
Car le nouveau projet plonge dans les fondations mêmes de l’État communiste révolutionnaire, surtout en ce qui concerne ses relations avec les États-Unis. Le point névralgique de la mentalité castriste, en effet, ne semble pas avoir évolué sur sa ligne politique dans le sens de la modération. Or, cette constatation est lourde d’inquiétude si l’on tient compte des récentes déclarations émises par Washington. Selon le chef de la diplomatie étasunienne, cette nouvelle constitution n’apporte aucun changement dans le régime cubain, «bloquant toute possibilité de réformes économiques terriblement nécessaires». Mike Pompeo a mis ainsi en garde ceux qui se laissent «duper par cet exercice» dont le seul objectif est d’entériner «la dictature du régime à parti unique».
Pour la Maison-Blanche, Cuba est l’un des derniers bastions de la gauche latino-américaine qui a gouverné ces vingt dernières années dans plusieurs pays d’Amérique latine et, avec le Venezuela et le Nicaragua, l’île fait partie d’une «troïka de la tyrannie». Et si la révolution bolivarienne est dans le collimateur des États-Unis depuis la présidence de G. W. Bush, tout porte à croire que Cuba pourrait subir dans un court délai les conséquences de son soutien à Caracas. Sur ce point, mi-février, Marco Rubio, un sénateur de Floride d’origine cubaine, avait mis en garde le président Díaz-Canel avec ce message lapidaire : «Bientôt ton tour.»
D’ailleurs, dans le contexte de la crise vénézuélienne, Donald Trump avait affirmé que «les jours du communisme étaient comptés au Venezuela, mais aussi au Nicaragua et à Cuba». De son côté, Raúl Castro s’est exprimé selon l’idéal de José Martí (1853-1895) contre les machinations des dirigeants de Washington : «Le ton des États-Unis est de plus en plus agressif, mais nous ne renoncerons à aucun de nos principes», a-t-il martelé avant d’ajouter que «nous avons fait savoir à l’administration américaine que Cuba n’a pas peur et continuera de construire l’avenir de la nation sans ingérence étrangère».
Avec ces déclarations, le frère du feu Fidel Castro ne fait que s’accrocher à l’habituelle et vaine logomachie qui se perpétue depuis la déclaration de La Havane, le 7 septembre 1960. Lors de ce grand rassemblement national, le «líder máximo» avait inauguré sa longue série de litanies armées de lances et brandissant des oriflammes anti-impérialistes : «L’Assemblée générale du peuple décide de condamner […] l’interventionnisme criminel des Yankees depuis plus d’un siècle contre les peuples d’Amérique et la tentative de préserver l’obsolète doctrine Monroe[1].»
À présent, si l’adoption de la nouvelle constitution représente sans conteste un progrès vers ce qui devrait être une nouvelle Cuba, où la liberté de conscience et les manifestations des citoyens dans la vie publique ne seront plus considérées comme un délit, un pourcentage non négligeable de la population (soit environ 15%) n’est pas du même avis. C’est le cas du dissident Manuel Cuesta Morúa, qui a fait campagne pour le «Non» car le texte «met le Parti communiste au-dessus de la souveraineté du peuple […], exclut ceux qui ne suivent pas l’idéologie officielle […], et ancre pour les générations actuelles et futures un modèle du socialisme réel, qui a déjà été révoqué par l’histoire».
Eduardo UGOLINI
[1] James Monroe (1758-1831), président des États-Unis de 1817 à 1825, proclama, dans un message au Congrès, ce qu’on a appelé la doctrine Monroe, laquelle préconise la préservation du continent américain contre des nouvelles interventions colonisatrices européennes, en particulier en Amérique latine. Cette doctrine, qui s’est transformée en politique de domination du continent, a été officiellement abandonnée mais elle explique l’attention que les États-Unis portent encore sur les affaires latino-américaines.