Encore un Français qui s’intéresse à l’Amérique latine ! David Zukerman est né à Créteil. Il décrit dans le premier roman qu’il publie un bidonville panaméen, San Perdido, et réussit un curieux mélange de documentaire et de quasi fantastique en suivant l’évolution d’un étrange personnage sorti de nulle part.
Photo : Éditions Calmann-Lévy
Nul ne sait d’où est venu ce garçon d’une dizaine d’années à la peau très noire, aux yeux très bleus, aux mains impressionnantes et qui ne parle pas. Felicia, qui a autour de 70 ans, arrivée bébé du Ghana, entame une relation de confiance absolue avec celui qu’elle a nommé La Langosta à cause de ces mains qui semblent avoir une force extraordinaire et qui savent tout faire.
On est vers la fin des années 1940, La Langosta grandit, isolé de tous, sans qu’on apprenne quoi que ce soit, sinon que sa seule présence éloigne tous les animaux et fait taire les oiseaux, et qu’on voit quelques injustices mystérieusement punies en silence.
La Langosta devient un grand adolescent, impressionne par son regard, par son silence et parce qu’il est rigoureusement impossible de deviner ce qu’il ressent, sauf, parfois, fugacement.
S’il est au centre du récit, le jeune Noir aux yeux si bleus est loin d’être seul : on voyage beaucoup dans San Perdido, non pour parcourir de grandes distances, mais à travers la société panaméenne. Du bidonville à la résidence du gouverneur qui n’a pas volé son surnom (Taureau panaméen), de la «maison» de Madame au cabinet de consultation du timide docteur Portillo-López, on croise des personnages souvent hauts en couleurs, tous très humains : les jeunes prostituées de chez Madame ont l’espoir, qui se réalise le plus souvent, d’un riche mariage avec un propriétaire terrien ou un commerçant de la ville, la vieille habitante du quartier le plus pauvre survit comme elle le peut, le récit linéaire devient puzzle.
Le réseau des relations entre ces personnages, qui appartiennent à toutes les classes sociales, du gouverneur aux Cimarrons, les descendants des esclaves noirs révoltés contre les «maîtres» européens, se tisse sous nos yeux, en même temps que croissent les tensions, que surgissent les violences. Mais le meilleur du roman, c’est la touche de mystère apportée par le grand Noir aux yeux bleus qui fait taire les oiseaux. On a tous, au fond de nous, l’espoir de croiser un jour LE redresseur de torts pur, fort, beau. Pourtant, le destin de celui-ci sera inattendu.
On pourra reprocher à David Zukerman de parfois s’éparpiller, quelques personnages sont superflus. Certes. Mais il fait vivre toute une communauté de façon si convaincante qu’on oubliera volontiers des passages un peu trop longs, un peu trop détaillés pour profiter du suspense et pour apprécier les tableaux et les portraits, tous réussis.
Bien qu’écrit en français par un Français, ce San Perdido pourrait être une très bonne prise de contact avec la littérature latino-américaine, la meilleure. Tout y est : réalisme mâtiné de fantastique, jeux de pouvoir avec la corruption comme moyen d’échanges, luttes sociales et amours tropicales. Une belle réussite.
Christian ROINAT
San Perdido de David Zukerman, éd. Calmann-Lévy, 450 p., 19,90 €.
Né en 1960 à Créteil, David Zukerman a été successivement ouvrier spécialisé, homme de ménage, plongeur, contrôleur dans un cinéma, membre d’un groupe de rock, comédien et metteur en scène. Pendant toutes ces années, il a également écrit une quinzaine de pièces de théâtre, dont certaines furent diffusées sur France Culture, et quatre romans qu’il n’a jamais voulu envoyer à des éditeurs. San Perdido fait partie des cinq finalistes du Grand Prix RTL-Lire 2019 (remporté par Joseph Ponthus).