On avait découvert son originalité en 2014 avec Avant l’orage. Puis Les jeunes mortes, mi-reportage, mi-roman, avait en 2015 fait ressortir encore davantage le talent qu’elle a de naviguer entre réalisme cruel et sensations d’étrangeté dominées par une question qui revient en permanence : qu’est-ce que l’être humain ? L’Argentine Selva Almada revient avec son deuxième roman dans lequel se confirme encore sa force et sa sensibilité.
Photo : NODAL Cultura/Métailié
Deux moribonds gisent au pied de la grande roue d’une fête foraine, dans un village ignoré de tous, sauf de ses habitants. Ce sont deux jeunes gens, tout juste sortis de l’adolescence. La bagarre a mal tourné. Depuis leur brouillard, dans la confusion de leur cerveau, se reconstituent leurs courtes existences, tellement semblables. On a toute une série de magnifiques portraits de gens modestes qui peuvent tour à tour être misérables et magnifiques : la reine de beauté locale qui rêve du grand amour et le jeune artisan qui aime un peu trop jouer et parier, on entre dans les familles qui ressemblent à des milliers d’autres.
Ce sont les femmes qui s’en sortent le mieux, dignes, intelligentes, efficaces. La beauté de ces portraits vient en particulier de leur normalité ; elles hausseraient les sourcils, étonnées, si on leur disait qu’elles sont les «héroïnes» d’un roman. Et pourtant elles le sont.
Les chapitres, très courts, très denses, font alterner dans une construction rigoureuse les sensations des six personnages principaux, les deux adolescents et leurs parents. Chaque page est une scène familiale volée à l’intimité qui met sous un éclairage froid un bref geste de tendresse filiale ou un mouvement de violence soudaine d’un mari qui pourtant est au fond un brave homme.
Les deux adolescents sont nés le même jour dans le même village, leurs pères eux aussi se connaissent depuis toujours. Ils ne savent plus ce qui avait motivé la haine réciproque qui les a opposés toute une vie et qui s’est maintenue au fil du temps. Les jeunes gens, après des années d’amitié innocente, ont fini par adopter le schéma imposé.
Selva Almada nous emmène dans un tableau hyperréaliste de la province argentine, mais qui pourrait être ailleurs, presque partout en fait, tant elle va en profondeur pour décrire non seulement Marciano et Pajarito, les deux ados, leurs parents et leurs frères et sœurs, mais tout jeune défavorisé, toute famille de quartier ou de village pauvre, tout être humain, jeune ou vieux qui lutte pour exister et qui le fait sans panache, sans orgueil et sans complexe, naturellement. Il y a aussi quelque chose de la tragédie antique dans ce roman : le destin inexorable qui s’acharne, mais ce n’est pas sur des dieux, des demi-dieux ou des «héros», c’est sur des gens ordinaires, et ils subissent peut-être avec plus de dignité que les protagonistes d’Eschyle ou de Sénèque.
Selva Almada, qui s’est penchée sur les terribles cruautés faites aux filles et aux femmes et qui continue à militer sans répit contre toute violence machiste, prouve une nouvelle fois avec Sous la grande roue qu’elle compte parmi les très grands créateurs argentins.
Christian ROINAT
Sous la grande roue de Selva Almada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, éd. Métailié, 176 p., 18 €. Selva Almada en espagnol : Ladrilleros, ed. Mardulce, Buenos Aires / Chicas muertas / El mono en el remolino (notas de rodaje), ed. Literatura Random House / El viento que arrasa, ed. Mardulce, Madrid. Selva Almada en français : Après l’orage / Les jeunes mortes, éd. Métailié.
Selva Almada est née en 1973 à Villa Elisa (Entre Ríos) et a suivi des études de littérature à Paraná, avant de s’installer à Buenos Aires, où elle anime des ateliers d’écriture. Son premier roman, Après l’orage (Métailié), a reçu un excellent accueil critique.