Les réalisateurs Almudena Carracedo et Robert Bahar ont réalisé un documentaire poignant, douloureux et essentiel sur l’histoire du franquisme, sur la transition après la mort du général Francisco Franco en 1975 et un portrait de la société espagnole confrontée à son passé. En 1977, un pacte inviolable a scellé toute possibilité de faire la lumière sur les crimes commis par la dictature franquiste. L’Espagne a décidé de garder le silence sur toute cette période à travers une loi d’amnistie générale, appelée «le pacte de l’oubli» au nom de l’unité nationale. Mais est-ce possible d’oublier la mort d’un père, d’une mère, d’un bébé volé, la torture, de faire table rase de ce terrible passé ?
Photo : Le Silence des autres
Le documentaire a été produit par Pedro Almodovar et a été présenté au Festival de Berlin l’année dernière où il a gagné le Prix du Public et le Prix pour la Paix. En Espagne, il a reçu le Prix Goya du meilleur documentaire. Un travail extraordinaire de recherche et de suivi, six ans de travail et plus d’un an de montage qui se traduit par un récit puissant, humain et émouvant, qui nous donne l’impression d’accompagner les protagonistes dans leur quête de la vérité.
Et la richesse de ce film, ce sont les témoignages, le respect avec lequel sont filmés les visages des victimes et de leurs enfants, de leurs petits-enfants. Ce ne sont pas des chiffres mais des personnes, comme María Martín, une vieille dame paysanne de 80 ans qui peine à marcher mais qui continue à chercher le corps de sa mère dont elle a assisté à l’assassinat lorsqu’elle n’avait que 6 ans et qui sait qu’elle est enterrée sous un endroit précis de l’autoroute. Ou José María Galante, un homme de plus de 70 ans, qui se bat pour faire condamner son tortionnaire «Billy el niño» qui habite à quelques pâtés de maison de chez lui.
Le Silence des autres retrace le drame de l’histoire récente de l’Espagne mais est également le portrait de l’Espagne actuelle. Il donne la mesure de l’espoir d’une partie de la société espagnole qui s’obstine à refuser l’oubli. Il y a tellement de parallèles entre cette histoire espagnole et celle de l’Amérique latine qu’on ne peut s’empêcher en regardant ce film de revoir les images de La Mémoire obstinée du réalisateur chilien Patricio Guzmán.
Le modèle de la transition espagnole fut en effet un exemple pour les transitions au Chili, en Uruguay, en Argentine ou au Brésil. Les lois d’amnistie devaient aussi permettre de tourner la page des crimes commis et réconcilier les pays. Cependant, c’est la mémoire obstinée des victimes et de leurs familles qui a permis le jugement et les procès d’un certain nombre de responsables des exactions. Plus de quarante ans après s’ouvrent encore de nouveaux procès contre des criminels.
Aujourd’hui, on a du mal à imaginer une Espagne remplie de charniers et de corps enterrés sous le bitume des autoroutes. Une Espagne où les assassins et les tortionnaires se promènent tranquillement dans la rue, où des rues et places portent encore les noms des tortionnaires. Une Espagne où certains politiciens remettent en question les exactions et les crimes de la dictature et nient leur passé.
Les réalisateurs Almudena Carracedo et Robert Bahar ont suivi un groupe de victimes de la dictature de Franco qui cherchent le corps d’un membre de leur famille pour lui donner une digne sépulture, ou des hommes et des femmes qui ont subi la torture ou le vol d’un bébé, et qui ont décidé de saisir la justice. Mais ils ne peuvent pas le faire dans leur propre pays car la loi d’amnistie empêche toute procédure. Souvenons-nous du juge Garzón qui avait ordonné l’arrestation du Général Pinochet à Londres. Lorsqu’il a décidé de faire ouvrir les charniers en Espagne, il fut poursuivi pour avoir tenté de briser la loi d’amnistie.
C’est donc en Argentine qu’une juge, María Servini, quasiment octogénaire, s’empare du dossier pour ne plus le lâcher, malgré les innombrables obstacles que le pouvoir espagnol dresse sur son chemin. Puisque l’appareil judiciaire espagnol restait inébranlable, les survivants décidèrent de porter l’affaire à 10 000 kilomètres de l’Espagne devant la justice argentine au nom de la compétence universelle des États en matière de crimes de guerre et contre l’humanité. C’est ainsi qu’une vielle dame obtient que la charnière, où elle savait que son père était enterré, soit ouvert et son corps exhumé avec celui d’une dizaine d’autres corps torturés. Et José María Galante a pu faire arrêter «Billy el niño», son tortionnaire.
Ce documentaire fait entendre les voix de citoyens espagnols déterminés à se réapproprier leur histoire. José María Galante est venu à Paris pour soutenir la sortie en salles du documentaire consacré au combat dans lequel il s’est lancé, avec beaucoup d’autres, pour faire reconnaître l’horreur d’un passé refoulé et faire juger les coupables : «C’est le film de tous ceux qui ont essayé de briser le mur de l’impunité, c’est notre outil pour défendre la vérité et pour demander réparation. C’est plus qu’une histoire qui est racontée, c’est plus qu’une somme de témoignages. C’est un moyen de provoquer le débat, aujourd’hui.»
Le Silence des autres est à la fois l’histoire de cet effacement et celle du mouvement qui, pendant la dernière décennie, a entrepris de briser le silence. Les auteurs, l’Espagnole Almudena Carracedo et l’Américain Robert Bahar, ont su saisir ses premiers moments et l’accompagner, ce qui donne à leur film la force dramatique d’un combat. Almudena Carracedo et Robert Bahar filment le travail de mémoire d’associations de la société civile pour combattre l’amnésie d’État. Le recensement des disparus, la localisation des fosses communes, l’identification des restes grâce à l’ADN.
Olga BARRY