La concentration des médias est aujourd’hui un des fléaux de la démocratie dans de nombreux pays. Limitant le pluralisme et l’indépendance de la presse, les propriétaires d’empires médiatiques usent de leur influence pour mettre au pas les rédactions et servirent leurs intérêts. En Amérique latine, ce phénomène n’est pas nouveau et est beaucoup plus puissant qu’en France. Et l’exemple du Chili est parlant.
Photo : El Ciudadano
Constitués depuis des années ou formés récemment, les empires de presse en Amérique latine ont une influence très forte sur la société et nous laissent voir ce qu’il advient lorsque l’État ne considère plus comme important le soutien à la presse indépendante et pluraliste. Il n’y a, au Chili, qu’une seule loi sur la liberté d’opinion et d’information, qui ne crée aucun obstacle à la concentration des médias et ne permet pas d’assurer un accès à une information de qualité.
Une concentration extrêmement forte
Le premier effet d’une absence de loi solide et du néo-libéralisme débridé permet ainsi à quelques groupes et personnalités de posséder la quasi-totalité des médias. Selon une étude de 2015, réalisée par Luis Adolfo Breull pour le Conseil national de télévision, quatre opérateurs contrôlent plus de 90 % du marché des médias chiliens. Il s’agit du plus haut pourcentage d’Amérique latine [1].
Dans le domaine télévisuel, l’indice de concentration atteint des sommets, autant en termes d’audience qu’en termes de revenus publicitaires. Dans le domaine de la presse écrite, nous avons affaire à un quasi-duopole, les journaux El Mercurio et La Tercera écrasants tous les autres titres. En s’intéressant à ces médias et à leurs propriétaires, il est aisé de constituer une courte liste de groupes et de personnalités concentrant ces médias.
Le cas le plus emblématique concerne la presse écrite. La famille Edwards est, en effet, bien implantée dans ce monde, et ce depuis des générations. Le patriarche Agustín Edwards, décédé en 2017, était à la tête d’un empire de presse qu’il a transmis à son fils aîné, lui aussi nommé Agustín. Cet empire de la presse ne compte pas moins de vingt-sept journaux et, au total, le groupe possédait en 2015 soixante-quatorze médias (presse, radios et digital).
Parmi les plus importants de ces médias, El Mercurio, Las Últimas Noticias, HoyxHoy et La Segunda, tous de diffusion nationale. Mais les titres de presse régionale ne sont pas en reste, puisque le groupe est implanté dans la quasi-totalité des grandes villes, telles qu’Antofagasta, Arica, Valparaíso, San Antonio, Iquique, Calama, Concepción, Temuco, Osorno, Valdivia et Chiloé, par exemple.
Mais la vraie force de cet empire est de conserver les apparences du pluralisme. La construction du groupe ne permet pas facilement au lecteur de savoir qu’il lit un journal contrôlé par la famille Edwards. Ainsi le groupe est propriétaire à la fois de La Estrella de Antofagasta, à travers une autre société qui édite le journal, et de l’édition locale du Mercurio.
De la même manière, un habitant de Valparaíso qui achèterait les quatre titres nationaux et les deux publications locales les plus lus, lirait quatre journaux contrôlés par Agustín Edwards. Dans cet exemple, les deux journaux qui ne seraient pas contrôlés par cette famille seraient La Tercera et La Cuarta. Ces journaux sont la propriété de COPESA, elle-même achetée par Corp. Group en 2000. Ce groupe est contrôlé par Alvaro Saieh, l’une des plus grosses fortunes du pays. En plus de La Tercera et de La Cuarta, COPESA est la propriétaire de La Hora, ainsi que du magazine Paula. Ainsi, dans le domaine de la presse écrite, deux hommes, Agustín Edwards et Alvaro Saieh, contrôlent, directement ou indirectement, 95 % des titres de presse écrite[2].
Mais ces groupes de presse ne se contentent pas que de la presse écrite. La famille Edwards est ainsi propriétaire de la Radio Universo, tandis que COPESA contrôle les radios Duna et Zero. Dans le monde radiophonique, d’autres groupes interviennent. Le secteur est dominé par l’Église catholique qui, en 2015, contrôlait vingt-six radios dans le pays. Suit le groupe Iberoamericana Radio Chile, propriété du groupe espagnol Prisa, présent partout dans le monde. Il possède 15 % du journal français Le Monde, plusieurs médias en Espagne, au Portugal, au États-Unis, au Mexique, en Argentine, etc… Au Chili, le groupe possède ainsi neuf stations radios.
Deux autres grands groupes sont particulièrement influents dans les médias chiliens. D’un côté, Andrónico Luksic, dont la famille est la plus riche du Chili, contrôle deux radios, mais surtout deux chaînes de télévision parmi les plus regardées, Canal 13 et UC-TV, et leurs filiales. De l’autre, le groupe Bethia, propriété de la famille Solari, possède deux radios et les chaînes de télévision Méga et ETC. Dans ce paysage audiovisuel, les groupes Warner Media et Albavision, tous deux nord-américains, se partagent les autres chaînes d’importance, CNN, Chv et La Red.
Un impact concret sur la vie du pays
Cette emprise des grands groupes sur les médias se traduit très concrètement dans la réalité. Nous ne donnerons que quelques exemples parmi les plus flagrants. Le groupe Luksic, en plus des médias, est actif dans le domaine de la banque, de la boisson, de l’énergie et des mines. Dans ce dernier domaine, il contrôle notamment la mine Los Pelambres, dans le nord du pays. Cette mine fut le théâtre, l’été dernier, de manifestations, qui furent traitées par-dessus la jambe par Tele13, la section d’information de Canal 13, propriété de Luksic. Cet exemple a de quoi inquiéter quand l’on sait que le groupe travaille dans des domaines stratégiques souvent au cœur de conflits sociaux, tels que l’exploitation de pétrole, de gaz ou le transport maritime.
Un autre exemple est historique, ici, au Chili. En 1970, au moment de l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende, Agustín Edwards, à l’époque homme le plus fortuné du pays, s’installa aux États-Unis. Il continua de diriger l’entreprise El Mercurio tout en se rapprochant de la CIA. Il fût ainsi un des agents de l’opération Mockingbird visant à déstabiliser le gouvernement d’Allende [3]. Le Comité Church du Sénat américain a par ailleurs confirmé le financement du Mercurio par les États-Unis.
Durant la dictature militaire, Edwards, de retour au Chili, fût un proche et ardent défenseur du régime, occultant les violations des droits humains. Son journal apporta son soutien au régime militaire et à Pinochet jusqu’à la fin. La transition démocratique n’a pourtant pas fait trembler Edwards et son journal. La persécution de la presse sous la dictature et les difficultés économiques ont littéralement coulées les journaux plus critiques.
Rendue incontournable, la famille Edwards a pris bien soin de nettoyer le discours du journal et d’entretenir des liens étroits avec la sphère politique post-dictature. En 1996, le président Eduardo Frei et sa compagne assistèrent au dîner d’anniversaire d’Agustín Edwards. Ensuite, à l’occasion du centenaire du journal, le 1er juin 2000, la famille Edwards invita le gratin de la société chilienne à la Casa Piedra, une de ses propriétés. S’y rendirent les commandants en chef des Forces armées et des Carabineros, le président de la Cour suprême, le président du Sénat, le président de la Chambre des députés et le président de la République, Ricardo Lagos. Ces trois derniers sont issus de la Concertación, le bloc de centre-gauche au pouvoir de 1990 à 2010 qui est né au moment de la transition[4].
Ricardo Lagos, dans son discours, rendit hommage à son hôte tout en rappelant le trouble passé du journal. Les passages déplaisants furent coupés dans l’édition du lendemain. Ce type de célébrations dans lesquelles se retrouvent hommes d’État et patrons de presse sont monnaie courante depuis la chute de la dictature.
Ainsi les liens entre empire de presse et les politiques sont nombreux. Par ailleurs, les politiques encouragent parfois la concentration des médias, notamment lorsqu’ils vendent des médias publics, comme ce fût le cas du journal La Nación.
Les quelques médias «indépendants»
Toutefois, quelques médias font de la résistance. La radio Bío-Bío, à diffusion nationale, est ainsi une des rares stations populaires à ne pas être liée à de grands groupes. Fondée en 1966 à Concepción, cette radio resta jusque dans les années 1990 une radio locale avant de s’étendre. L’entreprise Bío-Bío Comunicaciones comprend la radio Bío-Bío, les radios locales Punto 7 et El Carbón, ainsi qu’une chaîne de télévision et une télévision sur internet. Cette entreprise est toujours la propriété de la famille de son fondateur, Nibaldo Mosciatti Moena, décédé en 2007. Ses fils, Tomás et Nibaldo Mosciatti Olivieri, dirigent aujourd’hui la radio qui est l’un des seuls voire le seul média populaire «indépendant». Le fait que ces stations ne soient pas détenues par un grand groupe garantit une dose de diversité et permet tout de même une information plus indépendante que dans le reste de la presse.
Malgré tout, il faut garder à l’esprit qu’au Chili même les médias indépendants sont en lien avec certaines puissances. Ainsi Nibaldo Mosciatti a reçu le prix Embotelladora Andina pour le journalisme. La remise du prix est l’occasion pour ces journalistes de défendre l’importance de l’indépendance de la presse. Mais ce prix, créé sous la dictature, est entaché de plusieurs éléments troublants.
D’une part, la remise de ce prix permettait au monde du journalisme, de la politique et de l’économie de se rencontrer. Plusieurs anciens présidents assistèrent aux cérémonies et le prix fût régulièrement remis par des membres du gouvernement. Mais, plus grave, ce prix était décerné par Embotelladora Andina, la filiale chilienne de Coca-Cola. Parmi le jury on pouvait trouver, entre autres, des représentants de Coca-Cola et les directeurs des écoles de journalismes de quatres universités dont trois sont privées.
L’émergence des médias digitaux a également permis de développer une presse moins soumise aux pressions des mondes politiques et économiques. El Mostrador est le premier média digital ayant obtenu le même statut juridique que le reste de la presse au Chili. Ce statut, obtenu en 2003, fut combattu par le reste du monde médiatique. Le journal met en avant son indépendance et sa défense du pluralisme. Toutefois, ce journal n’échappe pas à quelques ennuis. Le président du directoire du journal, Germán Olmedo, a eu et a des intérêts dans d’autres industries, notamment le papier. Ce type de liens entre un journal et d’autres domaines économiques pourrait mettre en danger l’indépendance de la rédaction lors du traitement de certaines thématiques en lien avec ces industries.
Un autre exemple de média indépendant qui a toutefois des liens avec des puissances d’argent est le Centro de Investigación Periodistica (CIPER). Ce média digital se fait le héraut du journalisme d’investigation depuis 2007. Sous la forme d’une fondation à but non-lucratif, les journalistes de CIPER ont porté à la connaissance de la population plusieurs informations sur des affaires importantes. Dernièrement, ce sont les journalistes de CIPER qui ont révélé de nombreux éléments mettant en cause les forces de l’ordre dans l’affaire Catrillanca.
Mais cette fondation fonctionne grâce à de nombreux dons, et, en 2017, elle a reçu un peu plus de 59 millions de pesos (environ 96 000 dollars) de COPESA. Le propriétaire de COPESA, M. Saieh, est également le propriétaire de plusieurs journaux dans lesquels la présidente de la Fondation CIPER a travaillé par le passé[5]. Mónica González, la présidente, a également reçu le prix Embotelladora Andina. On trouve également dans la liste des donateurs le groupe colombien SURA, actif au niveau latino-américain dans la banque, l’énergie et la construction, entres autres. Enfin, l’université privée Diego Portales a apporté à la fondation un peu plus de 50 millions de pesos (81 500 dollars) dans le cadre d’un partenariat entre son école de journalisme et CIPER. Cela s’est fait d’autant plus facilement que Carlos Peña González, vice-président de la fondation, est aussi recteur de l’université Diego Portales et chroniqueur pour El Mercurio. CIPER entretient donc des relations avec les médias plus classiques et des puissances économiques industrielles et commerciales, ce qui pourrait entrer en conflit avec sa volonté affichée d’être indépendant.
Le monde médiatique chilien est ainsi presque entièrement verrouillé par les grands groupes de presse. Par ailleurs, ces groupes appartiennent à des personnes dont le profil est très similaire. Ce sont des hommes, «blancs», hétérosexuels et catholiques. En effet, plusieurs d’entre eux sont liés à l’Église, notamment au travers de la congrégation Les Légionnaires du Christ.
Ces éléments sont loin d’être anecdotiques. En effet, de multiples fractures parcourent la société. La rivalité entre l’Église catholique et les évangélistes se doublent d’une fracture sociale, les évangélistes étant plus populaires, les catholiques étant associés aux classes plus aisées.
Par ailleurs, cette norme se heurte aujourd’hui aux mutations de la société. Les populations indigènes revendiquent une spécificité culturelle et l’immigration amène une plus grande diversité. De plus, la communauté LGBTI se bat contre le conservatisme pour faire reconnaître ses droits, de la même façon que les femmes réclament aujourd’hui la place qui leur est due. Toutes ces populations ne se reconnaissent que très peu dans ces personnalités de pouvoir et dans les lignes éditoriales qu’ils défendent.
Pour toutes ces raisons, le fait que les médias soient possédés par un faible nombre de personnes ayant presque toutes le même profil est inquiétant. Au-delà du profil, cette oligarchie médiatique partage également les mêmes intérêts et la même idéologie. Enfin, comme nous avons pu le voir dans le cas d’Agustín Edwards, les patrons de presse n’ont pas que de l’influence, mais un pouvoir réel, direct, sur la vie du pays. Tout cela renforce encore l’influence de cette minorité de la population dans le débat démocratique et ne laisse que peu de place aux opinions divergentes.
Namai et Rai BENNO
Depuis Santiago du Chili
[1] « Informe revela que la concentración de medios en Chile es una de las más altas de la región », El Desconcierto, 24 août 2016. Consultable en ligne
[2] « Informe revela que la concentración de medios en Chile es una de las más altas de la región », El Desconcierto, 24 août 2016. Consultable en ligne
[3] Federico López, Chile: El Mercurio y la CIA, Archivo Chile, 2005 et Peter Kornbluh, Agustín Edwards Eastman: Un obituario desclasificado, CIPER, 24 avril 2017.
[4] « Como la influencia de Agustín Edwards aumentó con la llegada de la Concertación », El Mostrador. Consultable en ligne
[5] Financement de la Fondation CIPER disponible sur leur site.