Joël Perichaud, Secrétaire National du Parti de la Démondialisation, nous livre son analyse de la situation politique au Brésil à la suite des élections présidentielles qui ont propulsé Jair Bolsonaro à la tête du pouvoir le 28 octobre dernier.
Photo : Réseau International
Fin 2011, Luiz Inácio Lula da Silva achève son second mandat présidentiel avec une popularité record : plus de 85% d’opinion favorable. Il laisse à Dilma Rousseff un héritage enviable. Le Brésil a renoué avec la croissance. Près de 40 millions de Brésiliens sont sortis de la pauvreté : le taux de chômage est très bas, les salaires sont plus élevés, les prestations sociales sont plus nombreuses, l’accès au logement, aux crédits et aux études supérieures est ouvert aux catégories les plus pauvres, le dialogue et la concertation avec les mouvements sociaux existent. Le Brésil, encensé par les «institutions internationales» connaît aussi un activisme diplomatique tous azimut.
Puis, le Président Michel Temer arrive au pouvoir grâce à un véritable coup d’état institutionnel suite à un procès politique ubuesque. Il obtient la destitution de Dilma Rousseff la présidente légitime. Sans aucun mandat électoral, il commence immédiatement à démanteler l’héritage social et les avancées démocratiques du «Lulisme» : les dépenses publiques sont gelées pour 20 ans, les prestations sociales sont réduites ou supprimées, les droits des travailleurs sont rabotés, l’environnement est sacrifié. Les institutions pour la défense des droits, de l’environnement et des populations vulnérables sont privées d’une grande partie de leur budget. Les privatisations sont relancées, les politiques de prévention sont abandonnées au profit du «tout répressif».
La destitution de Dilma Rousseff en 2016 a permis la mise en œuvre de «réformes» visant les couches populaires et initié un processus brutal de régression sociale et démocratique. Comme à l’accoutumée, la droite et l’extrême droite ont utilisé le prétexte d’une forte récession économique et d’une explosion de la violence criminelle pour souffler sur les braises de l’intolérance sociale envers les plus pauvres et la haine politique.
Lula, grand favori des sondages, a été condamné à 12 ans de prison sur la seule base de «convictions» d’un juge décidé à avoir sa peau. Il a été directement écroué, confiné à l’isolement et privé de parole publique pour l’empêcher d’être candidat aux élections présidentielles. Parallèlement, le pays connaît une montée vertigineuse de la violence politique. L’assassinat en mars 2018 de Marielle Franco (élue du PSOL – Parti Socialisme et Liberté) a été commenté dans les médias mais, beaucoup d’autres crimes politiques sont restés dans l’ombre. En une seule année, 71 militants (paysans sans terre, indigènes, écologistes, etc.) ont été assassinés. C’est le chiffre le plus élevé depuis 14 ans.
L’élection de Jair Bolsonaro n’est pas vraiment une surprise. C’est le résultat de la conjonction de plusieurs facteurs : la rupture du pacte social mis en place par Lula, la vague conservatrice qui déferle sur le pays et la crise que traversent les gauches sociales et politiques.
Crise économique, Lava Jato et rupture du pacte social
Le «Lulisme» est le fruit de nombreuses tractations. Il s’est appuyé sur un «pacte de classes» entre les milieux populaires et les élites économiques brésiliennes. Le politologue Gilberto Maringoni rappelle les bases de ce pacte : «des taux d’intérêt très rémunérateurs pour le capital, des augmentations de salaire minimales et des politiques sociales ciblées». Pour obtenir une assise large au sein du Congrès, indispensable pour gouverner au Brésil dans le cadre du présidentialisme de coalition, le gouvernement Lula a fait de nombreux compromis et noué de nombreuses alliances, y compris avec les forces politiques les plus à droite quitte à renoncer en partie à son programme initial.
Le résultat a été un développement mêlant des orientations macro-économiques néolibérales, des politiques de stimulation du marché intérieur au moyen d’investissements publics, de généreux crédits, des hausses de salaire et des allocations sociales, des mesures de soutien aux secteurs exportateurs et aux multinationales brésiliennes. Dans un contexte économique international favorable, ce modèle «néo-développementiste» a contenté tout le monde, les plus riches comme les plus pauvres. Mais ce modèle n’a pu résister aux effets de la crise économique et au «lava jato» (lavage express)1.
Entre 2012 et 2014, les revenus d’exportation chutent brusquement (baisse des cours des matières premières), la croissance stagne, la dette augmente, la désindustrialisation et le chômage repartent à la hausse. Pour éviter une baisse de leurs taux de profits, les classes dominantes pressent Dilma Rousseff d’adopter une politique de rigueur et des réformes structurelles de fond. Dilma Rousseff, après avoir fait campagne sur un programme «de gauche», cède et nomme un banquier d’affaires, Joaquim Levy à la tête du ministère des Finances.
Ce virage libéral et austéritaire aggrave, bien entendu, les effets de la crise et ne calme pas les classes dominantes… Pire, il mécontente une bonne partie des classes moyennes et des catégories sociales les plus touchées par la crise. Il créé un fort sentiment de trahison y compris au sein du PT (Partido dos Trabalhadores), et mine la crédibilité de Dilma Rousseff. Au moment où la popularité de Dilma Rousseff est au plus bas, éclate le gigantesque scandale du «lava jato» qui déclenche un «sauf-qui-peut» généralisé dans le monde politique. Les grands médias (anti-PT) dénoncent le PT et Lula comme les principaux architectes du système de corruption… des boucs émissaires idéaux…
Le PMDB (Partido do Movimento Democrático Brasileiro), grand partenaire de la coalition impliqué dans le scandale, lâche le PT pour se rapprocher du PSDB (Partido da Social Democracia Brasileira), le grand parti de l’opposition. Cette trahison permet d’écarter la présidente Dilma Rousseff devenue gênante, d’ouvrir la porte à la formation d’une coalition alternative et pour les deux formations et leurs alliés au Congrès d’échapper à une enquête dangereuse.
La déferlante réactionnaire
Crise économique et «lava jato» ont fragilisé Dilma Rousseff, laminé sa crédibilité et précipité sa chute. Mais sa destitution et le retour aux commandes des vieilles oligarchies sont aussi l’aboutissement d’une double offensive réactionnaire menée à la fois au Congrès national et dans la rue, avec l’appui des grands médias nationaux. Malgré la victoire de Dilma Rousseff, les élections d’octobre 2014 débouchent sur la mise en place du Congrès le plus réactionnaire depuis le retour de la démocratie au Brésil.
Les tendances les plus rétrogrades et leur capacité de nuisance se renforcent au détriment des progressistes. Le lobby des propriétaires terriens compte plus de 220 députés (sur 513) et celui des évangélistes 87 députés (73 en 2010, 59 en 2002 et 18 en 1986). Avec d’autres groupes réactionnaires (défenseurs d’une politique sécuritaire et pénale dure, de la libre entreprise, etc.), eux aussi en progression, ils sont ultra-majoritaires au Parlement. Ils votent donc à une écrasante majorité, la destitution de Dilma Rousseff, et la remplace par son vice-président, Michel Temer en échange d’avantageuses concessions…Comme le dit Nelson Marquezelli l’un des chefs de file des parlementaires ruralistes : «l’agriculture est la base du pays. Si vous ne lui donnez pas de ministre qui parle la même langue que le front rural, il ne reste pas «très» longtemps. Ni le ministre, ni même la Présidente…»
Les parlementaires qui ont voté contre la Présidente, en invoquant leur église, leur famille, le danger du communisme ou la mémoire d’un ancien tortionnaire, ont trouvé un allié dans les manifestations de rue. Rappelons que la destitution de la Présidente a été précédée par une vague de mobilisation énorme.
Entre juin 2013 et mars 2016, des centaines de milliers de personnes défilent dans les rues des grandes villes. Ce mouvement, initié par des groupes autonomistes de gauche pour réclamer des services publics moins chers et de meilleure qualité est vite devenu franchement conservateur à mesure que la protestation s’est étendue à d’autres milieux, a drainé d’autres publics et s’est focalisée sur la corruption, pour se transformer, à partir de mars 2014, en une violente campagne de protestation anti-PT et pro-impeachment.
L’image donnée par les grands médias du réveil démocratique et citoyen de tout un peuple contre la corruption est fausse. Le profil social des manifestants (classes moyennes à supérieures), l’idéologie des organisations mobilisatrices (ultra-libérales, libertariennes, pro-vie, pro-armes à feu, nostalgiques du régime militaire, etc.), les slogans (pour la suppression des aides sociales, pour la diminution des impôts, pour des politiques sécuritaires plus dures, pour une intervention militaire, contre le communisme, pour une moralisation de la vie collective et individuelle, etc.) ne laissent planer aucun doute sur le caractère réactionnaire de ce mouvement.
Sa montée en puissance s’explique par l’appui reçu de la part des classes dominantes, du monde politique, économique, médiatique et juridique, mais il traduit aussi des changements socioculturels comme la montée en puissance des églises évangéliques et un vaste mouvement de mobilisation politique des classes moyennes, sur fond de crise de la gauche.
Les gauches en crise
Face à cette percée conservatrice, les gauches brésiliennes sont affaiblies et divisées, elles n’ont même plus le monopole de la rue. Le PT, grand perdant des élections municipales d’octobre 2016, n’est plus que l’ombre de lui-même et paie aujourd’hui le prix de ses alliances contre nature, de l’abandon d’une grande partie de son programme social au profit d’une gestion technocratique, des politiques libérales du second gouvernement Rousseff et de l’implication de plusieurs de ses hauts responsables politiques dans le scandale du «lava jato». Tout cela a décrédibilisé son programme politique et alimenté un immense sentiment de désillusion, de trahison, de révolte qui a considérablement rétréci sa base électorale, réduit son ancrage dans les classes dominées et démobilisé ses militants.
De fait, le PT porte aussi une part de responsabilité dans ce grand bond en arrière. Aldo Fornazieri écrivait dans un pamphlet appelant le parti à faire son autocritique : «les structures dirigeantes du parti se sont laissées corrompre, les militants se sont laissés domestiquer et les mouvements sociaux, autrefois en orbite autour du PT, se sont trouvés propulsés en orbite autour de l’État (…) perdant leur énergie combative dans leur lutte pour les droits et la justice sociale (…)». Il est vrai que le PT se voulait un «exemple d’administration correcte de la chose publique», un «ciment éthique» et le promoteur d’une démocratie étendue…
Mais la crise qui touche le PT est aussi celle de l’ensemble des gauches brésiliennes, sociales et politiques. Aucune de ses composantes n’est aujourd’hui en mesure de prendre la relève. Elles payent leur vide d’appartenance idéologique, le déclin du mouvement syndical, la dissolution des identités de classe, le délitement des liens associatifs, le vieillissement des militants et la montée fulgurante de l’insécurité. C’est aussi pour cela, que de plus en plus de Brésiliens adhèrent aux solutions moralisatrices et sécuritaires des très conservatrices églises pentecôtistes (en plein essor dans les quartiers populaires) ou aux slogans simplistes de politiques de droite ou de l’extrême droite comme ceux du très misogyne, homophobe et xénophobe, Jair Bolsonaro.
Son élection à la Présidence, l’arrivée à la mairie de Rio, deuxième ville du pays, de l’ultra-conservateur pasteur évangélique de l’Église universelle du règne de Dieu Marcelo Crivella, le succès rencontré par le mouvement pro-impeachment et ses organisations phares (Movimento Brasil Live, Vem pra Rua etc.) sont un dernier avertissement pour des gauches brésiliennes et pour toutes les «gauches» sociales-démocrates du monde.
Joël PERICHAUD
Secrétaire National du
Parti de la Démondialisation