Deodato Ramalho, avocat et président du Parti des travailleurs (PT) à Fortaleza, nous livre son analyse à la suite du premier tour des élections brésiliennes qui a eu lieu le 7 octobre. Militant engagé au PT depuis 1987, il participe activement à cette campagne électorale historique pour le Brésil. Le deuxième tour aura lieu le 28 octobre prochain.
Photo : O Sul
L’élection présidentielle brésilienne, dont le premier tour a eu lieu le 7 octobre dernier, est apparue extrêmement polarisée, fortement influencée par le poids des grands médias nationaux, qui ont une fois de plus entraîné la radicalisation des discours les plus conservateurs de la société brésilienne. L’élection de 2018 a en réalité fait l’objet d’une lutte acharnée depuis quatre ans. Le premier point d’orgue s’est produit avec la destitution de la présidente de l’époque, Dilma Roussef (Parti des Travailleurs, PT), et le deuxième épisode est en train de se dérouler depuis les 45 derniers jours de l’élection présidentielle. Les médias, très partisans, ont largement contribué dans leurs JT quotidiens à la diabolisation du PT et de son leader Luiz Inácio Lula da Silva. Cette diabolisation a ainsi alimenté «l’antipétisme» et devait servir initialement à faciliter la candidature de centre-droite de Geraldo Alckmin (Parti de la sociale démocratie brésilienne, PSDB). Dans un premier temps, le charisme de l’ancien président Lula suffisait à contrecarrer ces manœuvres venues des sphères politiques, médiatiques et judiciaires, maintenant ainsi le Parti des travailleurs en lice pour la cinquième fois consécutive à l’élection présidentielle.
Au début de cette campagne, la candidature du député d’extrême-droite Jair Bolsonaro a été négligée, à la fois pour ses propositions quelque peu exotiques et pour la faiblesse structurelle de sa formation politique. Sa candidature, facilitée par la mise à l’écart du favori des sondages Lula, a profité ensuite du profond désarroi de l’électorat et a fini par occuper tout l’espace politique, auparavant réservé au centre et en particulier au PSDB. L’intense diabolisation et la criminalisation des politiques par les médias -et plus spécifiquement par Rede Globo (principal média au Brésil)- a ouvert un espace énorme aux discours extrémistes, faisant apparaître le candidat d’extrême droite comme le seul capable d’incarner une alternative crédible au PT. Alors que l’antipétisme séduisait traditionnellement plutôt les élites économiques de la société, ce mouvement a peu à peu gagné les classes moyennes. Il a même conquis les classes les plus pauvres de la société, qui font face à un taux de criminalité élevé et qui ont été séduites par la promesse d’un retour immédiat de l’ordre public en recourant à des méthodes fortes, promesses accompagnées de discours virulents à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme.
Grâce à ce discours populiste réactionnaire, défendant la famille traditionnelle, promettant une lutte sans merci à la criminalité et prônant une économie de marché totalement libéralisée, la campagne de l’extrême droite n’a eu de cesse de se renforcer, malgré le faible niveau intellectuel de son candidat, qui n’a même pas été capable au cours de cette campagne de prononcer ne serait-ce qu’un seul discours raisonnable quant à la compréhension des problèmes nationaux. En ce sens, le candidat d’extrême droite a vu paradoxalement sa campagne largement facilitée par l’attaque au couteau qu’il a subie de la part d’un individu présentant des troubles mentaux et qui n’a pas supporté le discours sexiste, raciste et homophobe du candidat. Cette agression est à mettre en perspective avec le signe de ralliement des militants de Bolsonaro qui consiste à imiter de la main la forme d’un pistolet pour promouvoir la libéralisation du port d’armes.
Avec la candidature de Fernando Haddad, ancien préfet de São Paulo, économiste, avocat, philosophe et professeur à l’université, qui a remplacé à la dernière minute la candidature invalidée de Lula par le Tribunal supérieur électoral à la suite d’une série de recours qui se sont prolongés jusqu’au 10 septembre, la campagne pétiste s’est surtout concentrée pour convaincre les électeurs pro-Lula. Les sondages indiquaient en effet un soutien de près de 39% des électeurs et une possible victoire dès le premier tour. Le transfert de votes Lula/Haddad a dans un premier temps dépassé toutes les attentes mais a ensuite été le centre de toutes les attaques, non seulement de la part du bord conservateur, par l’intermédiaire d’une forte présence sur les réseaux sociaux assortie d’une batterie de fake news, mais aussi de la part du candidat de centre droite Geraldo Alckmin (PSDB), adversaire traditionnel du PT, et même de la part des candidats de centre gauche, comme les anciens alliés du PT Ciro Gomes (PDT) et Marina Silva (Parti écologiste).
La virulente campagne antipétiste a ainsi puisé sa force dans le discours traditionnel conservateur hérité de la guerre froide, d’un anticommunisme primaire, décuplé cette année par l’usage des réseaux sociaux et par la profusion de fake news qui ont exploité le registre anticommuniste et des questions d’ordre moral et religieux.
Il est certain que cette campagne présidentielle a été la plus idéologisée de l’histoire brésilienne. Elle a d’ailleurs occulté les questions traditionnelles sur la lutte des classes ou sur les infrastructures nationales au profit d’une confrontation gauche-droite où les valeurs démocratiques ont été mises à l’épreuve : de grands médias se sont avérés clairement partisans, une justice sélective a divulgué à une semaine de l’élection la délation récompensée d’un ancien ministre de Lula et Dilma, accusé de faits de corruption, provoquant un écho médiatique énorme sans le moindre espace pour contredire les faits. La délation, qui avait en fait eu lieu en avril 2018, a ensuite été rejetée par le ministère public fédéral pour manque de preuves. Cette délation avait d’ailleurs été remise sur le devant de la scène par le juge Sergio Moro dont la juridiction particulièrement partiale a déjà été dénoncée par de grands juristes nationaux et internationaux.
La forte polarisation politique a placé au centre du débat les discours violents de Bolsonaro et de ses partisans lors des manifestations publiques, qui ont très souvent fait référence à l’usage des armes, leitmotiv de cette campagne. Cette polarisation s’illustre bien par les forts taux de rejet vis-à-vis de l’ensemble des candidats. Les favoris des intentions de vote, par l’effet de polarisation, présentaient également les plus forts taux de rejet.
La veille de l’élection, les enquêtes d’opinion ont mis en évidence une augmentation soudaine de 6 points en faveur de Bolsonaro (passant de 28% à 34%) et une perte de 1 point pour Haddad (de 22% à 21%), faisant planer le spectre d’une victoire de l’extrême droite dès le premier tour grâce à la recrudescence des campagnes de Gomes (centre gauche) et Alckmin (centre droit) contre celle de Haddad. La stratégie des candidats centristes était de convaincre les électeurs qu’ils étaient les seuls capables de vaincre les extrêmes au second tour. Malgré la forte influence des enquêtes d’opinion exercée habituellement dans les élections brésiliennes et malgré l’appel au vote utile, les deux candidats du centre n’ont pas pu empêcher le scénario qui semblait inéluctable depuis le début : un second tour entre Bolsonaro et Haddad.
Le Brésil compte le troisième électorat au monde avec 147 millions d’électeurs. Avec 107 millions de votes valides (alors que le vote est obligatoire), le résultat du premier tour fait apparaître un grand équilibre entre les forces politiques. Bolsonaro obtient 46% des votes tandis que l’ensemble des candidatures classées à gauche recueillent 43%.
La stratégie adoptée par Alckmin et par Gomes pour récupérer les «votes utiles» n’a finalement pas porté ses fruits. Dans le cas d’Alckmin, elle se montre même désastreuse car le «vote utile» se retourne contre lui avec la fuite de son électorat le plus conservateur et antipétiste vers le candidat d’extrême droite, d’après les projections pour le second tour réalisées le 10 octobre 2018.
Fortaleza, 8 octobre 2018.
Deodato RAMALHO,
Avocat et président
du Parti des travailleurs de Fortaleza (Ceara)
Traduit par Gabriel VALLEJO