Cela fait des années déjà, depuis la fin du boom du roman hispano-américain, que les frontières ont fondu, les frontières entre les genres littéraires, mais aussi les frontières géographiques et physiques. Dans un premier temps, les écrivains sont généralement restés dans la sphère américaine, avec des exceptions qui se limitaient à l’Espagne et à Paris, très populaire chez les Latinos. Puis c’est le monde occidental qui a servi d’espace à l’action, Eduardo Halfon et le Moyen-Orient, Guillermo Fadanelli et l’Allemagne, aujourd’hui Andrés Neuman, le Japon et le monde entier.
Photo : Métailié
Le personnage principal du nouveau roman de Bernardo Carvalho est brésilien, membre d’une agence qui milite contre la violence dans le monde. Il a longtemps vécu à Berlin et continue de faire de nombreux voyages au Moyen-Orient, le cadre des premiers chapitres.
Jadis auteur d’un essai controversé sur la violence, le Rat (seul nom qu’on lui connaîtra) est mandaté pour une mission qui doit rester secrète : payer, au nom de l’«agence» pour laquelle il travaille, mais sans que cela s’ébruite, la rançon d’un jeune homme détenu quelque part dans une zone problématique. Dans une ville en ruines, entouré de djihadistes, il tente d’effectuer sa mission, sentant que tout y est malsain. Cette ambiance, naturellement, le pousse à se replonger dans son passé amoureux.
Parmi des citations d’études philosophiques et de thèses universitaires sur la violence, des évolutions de points de vue sur elle ou sur des conflits amoureux, on se demande souvent dans les premières pages vers où nous emmène Bernardo Carvalho. Il nous fait changer de lieux, d’ambiances et nous ne pouvons que le suivre, ce que nous faisons bien volontiers, il est si évident qu’il sait parfaitement ce qu’il fait (ce qu’il nous fait), de main de maître, mais aussi de façon assez diabolique, nous annonçant par exemple la fin d’un amour avant même d’en raconter le début.
La violence est bien au centre de cette histoire racontée à l’échelle mondiale. Mais la pire cruauté n’est pas forcément celle à laquelle on pourrait s’attendre. Entre deux missions de paix, dans des lieux dévastés par les combats ou dans les velours d’un théâtre, le Rat vit des amours contradictoires. Le triangle amoureux traditionnel devient un quatuor peu classique et n’a aucun point commun avec un quelconque vaudeville et encore moins avec un roman à l’eau de rose. La situation a beau être particulière, les atermoiements entre amants, les piques et les remords, en un mot les souffrances, se ressemblent.
On trouve aussi la violence dans les personnages eux-mêmes. Le jeune homme éduqué chez les Jésuites est-il aussi lisse qu’il y paraît ? Le metteur en scène de théâtre nourri d’une culture classique universelle n’occulte-t-il pas des noirceurs gardées secrètes ? Bernardo Carvalho montre avec apparemment une certaine douceur (on pense parfois à Stendhal ou à Proust) ce qui se cache sous des façades fréquentables. On est rarement allé aussi loin dans l’analyse des cruautés amoureuses, d’un amour corrupteur.
Sous la figure d’un terrifiant prédateur ‒terrifiant parce que charmant‒, l’auteur glisse une foule d’idées sur le fascisme, le terrorisme, le plaisir de détruire, toutes en rapport avec l’amour humain. Cette analyse, extraordinairement originale et follement cruelle est fascinante et glaçante.
Christian ROINAT
Sympathie pour le démon de Bernardo Carvalho, traduit du portugais (Brésil) par Danielle Schramm, Métailié, 220 p., 19 €. Bernardo Carvalho en portugais : Mongolia / Neuf nuits / Le soleil se couche à São Paulo / Ta mère / Reproduction, éd. Métailié. Bernardo Carvalho en brésilien : Simpatia pelo demônio, Companhia das letras.