Depuis janvier dernier, le peso argentin a perdu 50% de sa valeur face au dollar. D’ici la fin de l’année, l’inflation devrait dépasser la barre des 30%. La pauvreté touche désormais 33% de la population contre 20% il y a un peu plus de dix ans. L’Argentine vient par ailleurs de négocier le plus grand emprunt jamais octroyé par le Fonds monétaire international (FMI) : 57 milliards de dollars. C’est à se demander où sont passés les taux de croissance de presque 10% annuels des années 2000… Nous reproduisons ici un article de Gabriel A. Giménez Roche, membre de l’Eastern Economic Association et chercheur associé à l’Institut Économique Molinari, publié dans The Conversation.
Photo : La Tercera (Chili)
Qu’arrive-t-il à la troisième économie de l’Amérique latine ?
L’explication est très simple : depuis les années 1990, aucune réforme structurelle n’a été menée, le déficit budgétaire reste conséquent et les autorités usent et abusent toujours du recours à la planche à billets. Lorsque le premier gouvernement de Carlos Menem était aux affaires (1989-1995), l’Argentine était parvenue à sortir d’une situation d’hyperinflation qui perdurait depuis les années 1970-80. Le président avait lancé des réformes courageuses. D’abord, un arrêt net de la planche à billets associé à un changement de monnaie. En 1992, l’Argentine abandonnait ainsi l’austral pour adopter le peso dont la convertibilité garantissait qu’un peso soit égal à un dollar. Cette convertibilité rassurait les Argentins comme les investisseurs étrangers : l’Argentine avait, semble-t-il, retrouvé le sens de la responsabilité monétaire. Le gouvernement avait par ailleurs adopté un programme de privatisations (télécommunications, pétrole, électricité, aviation civile) pour renflouer les caisses de l’État. Ce programme avait été soutenu par des avances des principaux créanciers de l’Argentine, dont le FMI. En conséquence, l’inflation était passée de plus de 3 000 % en 1989 à 25 % en 1992, année d’introduction du peso, pour ensuite redescendre aux alentours de 5 % en 1999, à la fin du deuxième mandat de Menem.
La principale raison du succès du peso fut le redressement budgétaire, car le niveau de déficit, qui pouvait atteindre jusqu’à 14 % du PIB, encourageait les politiques inflationnistes. Or, la lutte contre le déficit était la condition sine qua non pour que les créanciers de l’Argentine acceptent de renégocier la dette et de renforcer les réserves de devises de la banque centrale. C’est pourquoi le redressement fut tangible dès la première année de l’introduction du peso. Mais à peine l’équilibre budgétaire retrouvé, les déficits repartaient à la hausse. C’est en fait le même Menem qui abandonna subrepticement la responsabilité monétaire et budgétaire pour s’assurer un deuxième mandat, de 1995 à 1999. Le gouvernement ne reviendra plus en arrière et les réserves de dollars, si nécessaires au maintien de la convertibilité, ont été consommées en quelques années.
Pendant cette période, l’Argentine n’a pas hésité à s’endetter pour financer ces déficits, d’abord auprès des banques et fonds de pension étrangers, puis auprès du FMI et finalement auprès de personne… jusqu’à l’éclatement de la crise en 2001, alors que le gouvernement de Fernando de la Rúa gouvernait le pays. Le corralito, ou plafonnement du retrait d’espèces (comme ce qu’a connu la Grèce en 2015), a duré jusqu’à la fin 2002, année qui a vu le PIB s’effondrer de 11 %. Pour la petite histoire, corralito désigne en Argentine l’enclos dans lequel on enferme le bétail avant de l’emmener à l’abattoir… Il a été suivi du corralón, la conversion forcée des dépôts en dollars des particuliers en pesos à un taux dérisoire, pour ne pas dire une confiscation de l’argent des citoyens. Ceci n’a pas empêché l’Argentine de faire défaut sur sa dette externe et de déclarer un moratoire qui ne sera levé qu’en 2016.
Une abondance inutile
En 2003, Nestor et Cristina Kirchner prennent les rênes du pays. Dans les années 2000, l’embellie des prix des matières premières (abondantes en Argentine), bénéficiaient largement aux secteurs exportateurs. Les hausses dépassaient facilement les 100 % par rapport aux périodes précédentes. Le terme de l’échange (la mesure de valeur des exportations par rapport aux importations d’un pays) a bondi de 68 % entre 2000 et 2011. Autrement dit, non seulement l’Argentine exportait beaucoup, mais ses exportations valaient énormément par rapport à ce qu’elle importait.
La fiscalité des exportations a permis de dégager les surplus budgétaires assez conséquents de l’ère Kirchner (voir le deuxième graphique). Ces excédents sont rapidement devenus la principale source de financement de plusieurs mesures populistes. Le gel des loyers, la réduction et le contrôle des tarifs de l’énergie, des carburants, ou encore des transports donnaient alors l’impression à la population que tout allait vraiment mieux qu’avant. Mais aucune réforme structurelle pour soutenir l’économie à long terme n’a été mise en place pendant cette période d’abondance. L’Argentine restait exclue des marchés internationaux, car les Kirchner refusaient de reprendre le paiement de la dette en bonne et due forme.
Dépendance aux matières premières
À cette époque, la fiscalité s’est alourdie pour les exportateurs, qui représentaient la principale source de devises pour l’État. N’oublions pas non plus qu’il y a en Argentine deux fois plus de personnes dépendantes de l’État que de travailleurs dans le secteur privé. En conséquence, quand le boom des matières premières a touché à sa fin, le pays s’est retrouvé en eaux troubles. Les infrastructures publiques dans le secteur de l’énergie et du transport accusaient le coup après des années de contrôle des prix, entre manque d’investissement et dégradation des services. Pour éviter une nouvelle saignée en dollars, le gouvernement a alors instauré le contrôle des capitaux. La présidente Cristina Kirchner s’est parallèlement rapprochée du gouvernement chaviste du Venezuela et a tenté d’émuler un virage autoritaire. Mais la manœuvre a échoué et c’est Mauricio Macri, le président actuel, qui est arrivé au pouvoir en 2015.
Le nouveau gouvernement Macri s’est retrouvé face à une dette de 240 milliards de dollars – les Kirchner avaient récupéré le pays avec moins de la moitié de ce montant – et un déficit budgétaire annuel de presque 10 %. Pour redresser la situation, il a alors opté pour une politique « gradualiste ». Il a commencé par réajusté la valeur du peso à la baisse, ramené les tarifs des services publics à la réalité avec des hausses atteignant presque 100 %, abandonné le contrôle des capitaux, et coupé dans le budget pour ramener le déficit à 4 % du PIB en trois ans. Néanmoins, Macri n’a pas osé s’attaquer au surnuméraire des contrats publics et encore moins aux budgets des provinces argentines.
L’échec des réformes « gradualistes »
Son pari ? Un regain de confiance des investisseurs étrangers que se traduirait par plus d’investissements et donc d’emploi. Il envisageait de s’attaquer, dans un second temps, à des réformes structurelles profondes des dépenses de l’État. Malheureusement pour lui, les investisseurs ont continué à bouder l’Argentine. La période Kirchner marquée par des contrôles de prix ont laissé les entreprises sans marge de manœuvre. Et la corruption reste omniprésente. Pour ne rien arranger, son gouvernement n’est pas majoritaire au Parlement et la prochaine élection présidentielle doit se dérouler dans un an. Par conséquent, les investisseurs craignent encore aujourd’hui que l’Argentine ne soit pas capable de maîtriser son déficit budgétaire à moyen terme. La planche à billets – et donc l’inflation – fait son grand retour. Pour l’endiguer, le gouvernement a procédé à une émission de titres promettant jusqu’à 50 % d’intérêts en un an. Pour le moment, la réussite de cette émission a permis au gouvernement de stabiliser la situation. Pour ce qui est de l’avenir, tout dépendra de la capacité du gouvernement à ramener le budget à l’équilibre tout en assouplissant la charge fiscale qui pèse sur les entreprises et la population. L’Argentine est l’exemple même de la manière dont l’irresponsabilité budgétaire peut gâcher un très beau potentiel. Que cela nous serve d’avertissement.
Gabriel A. GIMÉNEZ ROCHE
D’après The Conversation