Dans ses romans précédents, le Salvadorien Horacio Castellanos Moya a fait découvrir à ses lecteurs les périodes noires qui ont plongé le Honduras, le Salvador et le Guatemala dans des guerres civiles, des génocides et d’interminables périodes de violences. Les deux personnages principaux de Moronga sont bien originaires eux aussi d’Amérique centrale, mais ils vivent aux États-Unis. Leur passé ne semble pas avoir été de tout repos. Pourront-ils s’en détacher ?
Photo : Literal/Métailié
José, nouvel arrivant à Merlow City, tranquille petite ville universitaire du Nord-Est des États-Unis, mène la vie ordinaire du marginal déjà mûr : petits boulots, modeste colocation. Mais quelque chose est troublant dans cette existence banale, des détails créent un certain doute : pourquoi a-t-il toujours l’air aussi méfiant ? Pourquoi ne se déplace-t-il jamais sans un revolver caché dans sa chaussette ? On ne sait plus si ce qui nous est montré est ordinaire ou anormal, si les gens croisés ne sont pas des observateurs camouflés, dans un pays où chacun est observé par la police ou par des institutions officielles mais très discrètes. C’est d’ailleurs dans un de ces services que José trouve un petit emploi, payé quelques heures par jour pour détecter d’éventuelles bizarreries, politiques ou «morales», dans les messages envoyés et reçus par étudiants et professeurs. L’un d’eux, un Salvadorien, attire son attention. Il prépare un essai sur l’assassinat, en 1975, du poète Roque Dalton.
Les phrases courtes, détachées les unes des autres, d’une froideur polaire, distillent l’angoisse (ou la paranoïa). Les idées politiques du temps de la guerre civile se sont estompées et les rapprochements avec différentes mafias (armes et drogues) qui ont remplacé les échanges entre les groupes d’autrefois leur ressemblent étrangement, ce qui n’empêche pas José, parfois, d’éprouver de la nostalgie pour les luttes passées, plus propres à ses yeux.
Le ton change avec l’apparition du deuxième narrateur, le professeur salvadorien, au nom peut-être codé (les lecteurs français pourront penser à Bobby Lapointe et à son Aragon et Castille…), un personnage savoureux et complètement détraqué, dont l’expression est «pleine de circonvolutions», comme il le dit lui-même. Savoureux et pour le moins tortueux, pourvu d’une moralité toute personnelle. On l’avait déjà croisé dans Effondrement. Il est vraiment aussi tordu que ses idées. Et aussi parano que José, même si, dans cet environnement, courant dans ce grand pays, on peut en permanence se demander s’il n’y a pas de quoi l’être. C’est un des charmes de Moronga : le doute perpétuel qu’éprouvent les personnages est communiqué, subtilement, au lecteur.
Une fois de plus Horacio Castellanos Moya nous fait profiter de son humour dévastateur, ce qui ne l’empêche pas de réussir des descriptions profondes sur la lutte révolutionnaire, sur le difficile passage de l’adolescence à la maturité, sur la décadence des deux Amériques. Son humour est bien dévastateur, mais très pessimiste aussi.
Que l’on ne s’inquiète pas de l’apparent désordre de ce qui nous est conté : d’abord c’est bien la confusion qui existe dans la relation entre les ex-guérilleros. Le meurtrier échange de coups de feu final est lui aussi plus que confus, qui tire sur qui, qui est vraiment visé et qui est «victime collatérale» ? Même la brillante police des États-Unis ne s’y retrouve pas. Ils ne sauront jamais la vérité sur cette affaire, les flics yankees ! Nous oui, et nous serons les seuls. Génial épilogue d’un riche roman qui, autre plus, nous révèlera le (les) sens du mot Moronga !
Christian ROINAT
Moronga de Horacio Castellanos Moya, traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis, éd. Métailié, 352 p., 22 €. Horacio Castellanos Moya en espagnol : Moronga, éd. Random House. L’essentiel de sa production est disponible chez Tusquets. Horacio Castellanos Moya en français : La servante et le catcheur / Le rêve du retour / Effondrement / Le dégoût. Thomas Bernhard à San Salvador, éd. Métailié.