Quarante-cinq ans après, la mémoire toujours embarrassante du coup d’État au Chili

11 septembre 1973, les avions des Forces aériennes bombardent le palais présidentiel de la Moneda, au cœur de Santiago. Une fois le pouvoir entre leurs mains, les militaires organisent la répression de tous les opposants politiques. Entre septembre et novembre 1973, le Stade national de Santiago sert de prison politique.

Photo : HispanTV

11 septembre 2018, le ciel est clair en sortant de la ligne de métro flambant neuve qui mène au Stade national. Il est 20 h, et une «diablada», danse des diables, nous montre la direction du rassemblement. Devant le stade, une foule immense, bien plus qu’attendue. Une scène sur laquelle se succèdent des artistes pour un concert gratuit. Lorsqu’Inti Illimani chante, la foule reprend en cœur El pueblo unido avec beaucoup d’émotion. Un peu plus loin, des sculptures éphémères de pieds se mêlent aux affiches demandant «Où sont-ils ?». Où sont les disparus ? Les sculptures de pieds font référence aux pieds que les Chiliens retrouvent parfois dans le désert, dernières traces des disparus dans les fosses communes du régime.

En s’approchant du stade, on croise également, sur une sorte de petite place, des gens se prenant dans les bras. Sur une musique un peu hypnotique et quelques mots de consolation, on peut étreindre son voisin et se laisser aller à l’émotion. Nous continuons notre chemin jusqu’à l’entrée du Stade. Énormément de monde veut entrer. Il nous faut patienter un peu, puis nous pénétrons dans le stade. Au cœur du bâtiment, avant d’atteindre la pelouse, plusieurs expositions raconte l’histoire de ce lieu devenu camp de prisonniers politiques, en plein cœur de Santiago. Durant deux mois, 40 000 personnes vont passer par ces lieux sinistres.

Dans les gradins, un petit carré de sièges concentre toute l’attention. Ce sont les sièges datant de cette époque-là, les mêmes que l’on voit sur les photos en noir et blanc. En sortant du stade, on a un peu le moral en berne. Et l’on suit alors une fanfare qui joue, elle aussi, El pueblo unido. On la suit jusqu’à un petit bâtiment dans lequel un mur est recouvert de plaques de cuivre gravées des noms des 504 femmes identifiées qui ont été tuées ici. Elles ont sans doute été beaucoup plus, mais beaucoup n’ont pas été identifiées. Parmi ces 504-là, trois sont françaises. On ressort, le moral au plus bas.

Étonnement, la foule ne semble pas si triste. Il y a bien sûr quelques effusion de larmes, mais finalement les concerts, les activités, rendent la commémoration moins triste. Même si cela reste toutefois émouvant.

Le sinistre anniversaire de la chute de la démocratie a beaucoup occupé les médias ces derniers temps. De nombreuses personnalités ont été invités à partager leurs souvenirs et nous avons vu fleurir des éditoriaux un peu partout. Des nauséabonds, des frais, des beaux, des intelligents et des stupides. Des menteurs aussi. La Tercera, un des principaux journaux du pays, a publié cette semaine une série d’entretiens.

Une partie des personnalités interrogées, comme Ricardo Lagos, président de la République chilienne de 2000 à 2006 qui a assisté au coup d’État et au bombardement de la Moneda avant de s’exiler, mettent en avant les profondes divisions qui existaient à l’époque dans la société chilienne et la polarisation à l’extrême du monde politique. L’actuel président, M. Piñera présente les choses d’une façon similaire, parlant d’une «démocratie profondément malade» dans les années 1970. Il tient à ajouter tout de même qu’en aucun cas cela pourrait justifier les violations aux droits de l’homme dont s’est rendue coupable la dictature.

Guillermo Teillier, actuel dirigeant du Parti communiste, se souvient surtout de la clandestinité, des dossiers du Parti brûlés à la hâte, de la torture… Et d’Eduardo Frei Montalva, leader en 1973 de la Démocratie Chrétienne, démocrate et ancien président qui appuie le gouvernement militaire. Il se souvient surtout de ce sentiment de trahison et de lâcheté de la Démocratie Chrétienne qui s’est ralliée aux militaires.

Enfin, des partisans du gouvernement militaire ont également pu raconter leurs souvenirs. Andrés Allaman, à l’époque porte-parole des étudiants du Parti national, voit le coup d’État comme l’évènement qui a permis d’échapper à «la dictature communiste». Carlos Cacéres, ancien ministre de Pinochet, met en avant sa «joie» lors de l’annonce du coup d’État, présente le bombardement de la Moneda comme «nécessaire» et minimise les responsabilités dans les violations des droits de l’homme, expliquant que jamais ce ne fut une politique de l’État… L’ancien militant Francisco Vidal quant à lui reconnaît que son soutien au coup d’État fut une erreur. Il a ensuite rejoint le Parti socialiste et fut ministre sous la présidence de R. Lagos et M. Bachelet.

Toutes ces histoires individuelles mettent parfaitement en lumière la problématique sous-jacente dès lors que l’on s’intéresse aux questions de mémoire : la mémoire n’existe pas, il existe une multitude de mémoires individuelles qui forment des mémoires collectives qui s’opposent.

Chacune des mémoires porte en elle, au minimum, la «vérité» d’un ressenti, de sentiments vis-à-vis des événements vécus. Dans les sphères progressistes, politiquement plutôt à gauche, la violence de la répression, en plus des séquelles physiques, a bien sûr laissé des cicatrices psychologiques personnelles et collectives. Cette mémoire est donc aussi composée de la colère, du dégoût, de la souffrance des tortures, de l’exil traumatisant. Toute cette mémoire se fonde sur des faits vécus, et les nier serait absolument malhonnête. La torture, les disparitions forcées, l’assassinat méthodique des opposants politiques ont bel et bien existé.

Chez les conservateurs, la mémoire des expropriations et nationalisations, la peur des milieux aisés devant la politique d’Allende ont pu également créer des traumatismes et donc une mémoire complètement différente. Cette partie de la population a donc vu, dans l’avènement de la dictature et dans la violence exercée par celle-ci, une guerre défensive, non seulement pour une classe de privilégiés, mais également pour un modèle social, politique et culturel. Deux mémoires antagonistes sont donc bâties sur des expériences de vie tout à fait réelles.

Mais ces deux mémoires antagonistes, puisque empreintes de subjectivité, ne sont que mémoire et laissent de côté des faits que l’histoire doit prendre en compte. Par exemple, lors de l’élection de 1970, Salvador Allende est élu, conformément à la Constitution en obtenant 36,6 % des votes. L’idée donc que l’armée serait intervenue contre l’avis de la majorité de la population est fausse. En revanche, l’idée que l’armée est intervenue en position légitime est fausse également, pas plus que l’idée qu’Allende n’était pas légitime : l’opposition, qui avait la majorité à la Chambre des députés, n’avait pas une majorité suffisante pour destituer le Président. C’est précisément ce cul-de-sac constitutionnel qui a précipité les événements. Et cela démontre clairement que les mémoires ne font pas l’histoire, car elles laissent de côté une partie des faits.

Dans le cadre de l’actuel questionnement du Chili vis-à-vis de son passé, David Rieff (essayiste qui a consacré plusieurs ouvrages aux questions de mémoire) était l’invité la semaine dernière de l’université Diego Portales et a participé à une discussion au musée de la mémoire. Ce n’est pas un hasard si ce musée a accueilli l’essayiste nord-américain. La structure a en effet été au cœur d’une tempête médiatique il y a quelques semaines : M. Piñera a nommé au ministère de la Culture Mauricio Rojas. Aussitôt, des interviews de 2015 et 2016 ressortent. Dans celles-ci, M. Rojas qualifie le musée de la mémoire de «montage», et ajoute qu’il s’agit «d’un usage éhonté et mensonger d’une tragédie nationale». Levée de boucliers, tentatives de justifications de l’intéressé, soutien des nostalgiques de Pinochet… Afin de calmer la tempête, la démission en moins de 90 heures.

Mais la boîte de Pandore est ouverte. La droite exulte : elle peut enfin, presque légitimement, critiquer ouvertement ce musée et proposer sa propre mémoire des années 1970. Au risque de dire des âneries. Quelle que soit la mémoire, les faits ne peuvent être éludés, et ce musée fait très attention à ne pas glisser dans la propagande.

On peut certes y voir de nombreux documents sur la répression politique sous le régime de Pinochet. On peut y voir les images du bombardement de la Moneda, les déclarations instituant la junte militaire, puis lire, voir, entendre, les témoignages des personnes victimes de la dictature. L’exposition d’un lit de torture, les pages issues du manuel de l’officier chilien donnant des méthodes pour faire souffrir sans tuer, les objets fabriqués par les prisonniers politiques, les photographies et lettres des exilés, des personnes assassinées à l’étranger, tous ces documents côtoient des affiches des quatre coins du monde appelant à la fin des violences.

Mais comme le soulignent plusieurs personnalités, il n’est jamais question de politique, d’être pour ou contre Allende. À l’accusation de «montage», nous pourrons opposer que ce musée ne nie en aucun cas la violence d’autres groupes politiques, ne justifie pas les attentats ou ne fait pas la promotion du MIR (Movimiento de la izquierda revolucionaria, d’extrême-gauche). Retracer les faits qui ont permis la torture et la répression, expliquer les méthodes de tortures, les conséquences physiques et psychologiques n’est pas mettre en avant une politique, encore moins manipuler les faits et l’opinion.

Nous pouvons, tout au plus, déplorer le nom de cette structure. La mémoire, cela n’existe pas. Mais ce musée ne parle pas des mémoires. Ce musée documente la torture et les crimes contre les droits de l’homme dont se sont rendus coupables les militaires durant cette période. Le nom complet est d’ailleurs «Musée de la Mémoire et des Droits Humains». Peut-être les droits humains seraient-ils suffisants.

Rai BENNO
Depuis Santiago du Chili