Carlos Fuentes est mort en 2012. Il venait tout juste de terminer Federico à son balcon, roman dont la traduction vient de sortir en France, avec lequel il prouve que les années n’ont pas eu de prise sur lui : à plus de 80 ans, il est resté un observateur d’une clairvoyance extraordinaire, doublé d’un penseur de premier plan. Son talent de narrateur lui permet en outre de brasser une foule d’idées essentielles en déployant une fantaisie souvent pleine d’humour. Tout part de la mystérieuse rencontre de deux hommes qui prennent le frais sur leur balcon par une chaude nuit.
Photo : RTVE/Gallimard
Un beau soir caniculaire, le narrateur (Carlos Fuentes lui-même ?) se met à discuter de balcon à balcon avec son voisin, dont il se rend compte qu’il ignore tout, mais qui lui semble pourtant étrangement familier. Son visage (épais sourcils noirs, une moustache qui dissimule sa bouche) lui dit quelque chose. L’inconnu finit par se présenter : Federico Nietzsche. C’est le début d’un dialogue/monologue passionnant d’acuité, l’ultime feu d’artifice intellectuel de Carlos Fuentes.
Il nous emmène dans un monde sans aucune frontière, où est passée la mondialisation, un monde qui est le nôtre et qui nous est étranger parce que décalé, un peu comme en peinture avec Le Greco qui, quand il peignait des corps allongés, partageait une autre réalité, une autre forme de réalisme. L’état du monde, ou d’une région du monde, et son évolution a toujours été au centre des préoccupations de l’auteur, au centre de tout ce qu’il a écrit depuis La plus limpide région il y a tout juste soixante ans. Sujet inépuisable qu’il a sans cesse renouvelé.
Qu’il parle des enfants martyrisés dans leur famille (la petite Elisa qui se vengera en se trompant peut-être de cible), des syndicalistes qui trahissent leurs affiliés pour se rapprocher du pouvoir ou de la justice humaine (l’avocat nommé Azar qui ne sait plus s’il est là pour juger, pour accuser ou pour défendre), il fait une analyse, toujours au niveau humain, mais qui prend cette fois des proportions de la taille de la planète.
Une de ses préoccupations de toujours, qu’il partage avec Nietzsche, est le pouvoir : qui y a droit, le peuple ou une poignée de personnes, comment le prend-on ou quelle est sa nature («Cette pureté est incompatible avec le pouvoir ?», se demande une des voix). Il revient sur ce thème longuement pour bien nuancer, jouer avec ses facettes, donner des exemples.
Même sans être familier des œuvres de Nietzsche et de sa pensée, on en reconnaît certains aspects au passage : le surhomme (idée qui a été déformée par les proches du nazisme), la mort de Dieu et un monde sans Lui, l’éternel retour. Quant à Fuentes, qui dialogue avec l’ombre du philosophe et commente ses écrits, il devient une espèce de Machiavel ; un Machiavel qui ne serait plus un conseiller, mais l’observateur froid de ce qu’est devenue notre planète.
Après une partie presque ludique, avec ses personnages symboliques bien dessinés qui se répondent non sans humour, la réflexion se fait plus serrée dans la deuxième moitié. Les grandes idées de Nietzsche et de Fuentes sont discutées, nuancées sans que ces notions essentielles ‒ la liberté, le destin, individuel ou national, la réalité de l’histoire, le libre arbitre parmi d’autres ‒ deviennent obscures ou même pesantes.
On a parlé à propos de Federico à son balcon de testament littéraire ou idéologique. S’il est difficile d’en être certain (le décès de Carlos Fuentes a été très brutal), cet ouvrage est en tous cas une brillante confrontation avec sa pensée qu’il aura maintenue au plus haut jusqu’à la fin.
Christian ROINAT
Federico à son balcon de Carlos Fuentes, traduit de l’espagnol (Mexique) par Vanessa Capieu, éd. Gallimard, 384 p., 23,50 €. Carlos Fuentes en espagnol : les éditions Alfaguara ont publié, à Mexico et à Madrid, la plupart de ses œuvres romanesques. Carlos Fuentes en français : essentiellement aux éditions Gallimard.