L’Argentine María Gainza est critique d’art et journaliste à Buenos Aires. Dans ce premier ouvrage, elle a voulu mêler sa vaste culture et des confidences plus personnelles, mettant en évidence son talent de conteuse. Le résultat, ce sont onze nouvelles, chacune à partir d’un tableau qui sert de base à une histoire, un morceau de la vie de l’auteure, le portrait d’un membre de sa famille ou d’un ami proche, qu’elle relie finement avec un véritable cours sur le tableau ou la vie du peintre. Une grande originalité faite de simplicité.
Photo : Gallimard/El Cultural
Le Greco, Hubert Robert (le «peintre des ruines»), le Douanier Rousseau, Toulouse-Lautrec et des artistes moins connus de ce côté de l’Atlantique sont au rendez-vous, sur un plan d’égalité, car il ne s’agit pas de donner des bons ou des mauvais points. Leurs œuvres sont la base des onze textes, à partir d’un tableau, dont María Gainza décrit les grandes lignes et des détails soigneusement choisis. Le tableau évoque un événement ou une personne dont elle fait le protagoniste principal de ce qui pourrait être une nouvelle.
L’art et l’intimité familiale se rejoignent quand elle évoque par exemple son oncle Marion, riche excentrique très doué pour apprécier les esthétiques nouvelles ‒nous sommes au début du XXe siècle. Encore très jeune, il a l’autorisation de faire aménager son salon privé par le peintre catalan Josep Maria Sert qui, sans jamais traverser l’Atlantique, crée les plans de surfaces délirantes couvertes d’ «arlequins, de bouddhas et de travestis». Près du peintre, sa femme, Misia, amie de Proust et de Bonnard, dont la vie fut, elle aussi, un roman que María Gainza se plaît à raconter.
Elle réussit de jolies correspondances inattendues et profondes, comme par exemple sa phobie de l’avion qui l’empêche d’aller voir à Saint-Pétersbourg ou à New York quelques chefs d’œuvre, qu’elle rapproche de la montgolfière que le Douanier Rousseau a vue, émerveillé, survoler les lignes allemandes pour se poser à Paris en 1870 et qui apparaît dans d’autres décors sur quelques tableaux.
Elle va jusqu’à nous offrir des dialogues avec l’au-delà et des visites dans un fantastique directement en prise avec notre monde : est-elle le modèle de onze ans, peint en 1929 par Augusto Schiavoni, un peintre argentin peu connu en Europe mais exposé dans les musées à Buenos Aires ? Elle est persuadée, elle qui est née en 1975, d’être cette fillette qui aurait rencontré, dans une autre vie, le portraitiste à la mode des décennies plus tôt qui finit lui-même par communiquer avec les morts et enfermé dans un asile.
Les remarques sur l’art, sobres et solides, apportent une lumière sur les peintures sans jamais être pesantes. La critique d’art fait entendre ses idées et ses opinions sans concessions, qu’elles portent sur l’art, sur les artistes, sur des amis, des frères ou sur elle-même, qui sont prenantes : même sans connaître les tableaux (dont les reproductions, pour la plupart, figurent dans le livre) et encore moins les personnes concernées, on est obligé de suivre María Gainza dans son univers, ou plutôt dans ses deux univers, la peinture qui est son métier et les gens dont elle a envie de nous parler. Ces deux univers sont dans l’ensemble plutôt sombres malgré les couleurs des tableaux cités. Les dernières lignes de Ma vie en peinture révéleront la cause de cette douce noirceur.
Christian ROINAT
Ma vie en peinture de María Gainza, traduit de l’espagnol (Argentine) par Gersende Camenen, Gallimard, 181 p., 18 €. María Gainza en espagnol : El nervio óptico, éd. Mansalva, Buenos Aires/éd. Anagrama, Barcelona.