À côté de la découverte de nouveaux écrivains, il est essentiel de ne pas oublier les plus anciens qui ont marqué leur temps et qui restent actuels. Après Les persécutés, suivi de Histoire d’un amour trouble d’Horacio Quiroga (éd. Quidam), ce printemps voit la nouvelle sortie de quatre livres qui méritent un coup de rétroviseur et qui promettent beaucoup de plaisir au nouveau lecteur comme au re-lecteur.
Photo : éditeurs de sauteurs présentés
Clarice Lispector
Les éditions des femmes – Antoinette Fouque ont sorti en novembre une édition complète de l’ensemble des nouvelles écrites par Clarice Lispector. Elles accompagnent ce monument de la réédition de son premier roman, Près du cœur sauvage. Elle n’a que 24 ans quand il est publié au Brésil et on y trouve déjà ce qui sera la force de ses œuvres suivantes, nouvelles ou romans : les idées, on pourrait presque dire les obsessions de la jeune femme, si le mot n’était pas aussi péjoratif, sa façon très personnelle de partager ses émotions, et surtout ce style qui n’appartient qu’à elle. Personne ne peut mêler avec autant de force remplie de grâce le matériel et l’abstrait. Un exemple, l’homme (père ou mari) et son emprise sur sa femme ou sa fille : «comment empêcher qu’il développe sur son corps et son âme ses quatre murs ?»
Les réflexions, toujours dites avec des mots courants mais souvent décalés, sont surprenantes de la part d’une si jeune femme, comme la maturité des idées, très en harmonie avec la pensée des premiers habitants d’Amérique («l’entrelacement de la mer, du chat, du bœuf avec elle-même»). Vraiment, Clarice Lispector est à part. Il y a beaucoup de réalisme, malgré les apparences dans ce qu’elle écrit, beaucoup de poésie aussi, et une grande dose irracontable, que les surréalistes auraient beaucoup aimé.
Adolfo Bioy Casares
Journal de la guerre au cochon est un des chefs d’œuvre d’Adolfo Bioy Casares, un des acteurs principaux de la vie culturelle argentine vers le milieu du XXe siècle, et ami proche de Jorge Luis Borges. Dans une ville qui ressemble beaucoup à Buenos Aires, l’ambiance se tend bizarrement entre les générations. Isidro Vidal, une petite soixantaine, ne cesse de se demander avec ses amis de toujours s’ils sont en train de devenir des vieillards. Il est plutôt ouvert, a des relations correctes avec son fils Isidorito avec lequel il vit, ils se sentent proches et s’aiment dans une certaine indifférence. Mais peu à peu des phénomènes inquiétants se manifestent dans le quartier et tournent à la guerre sans merci que font les jeunes aux plus de 60 ans. Avec son humour de toujours, un humour élégant et détaché, Adolfo Bioy Casares abordait, en 1969, des thèmes qui lui tenaient à cœur et qui sont restés d’une actualité troublante : le populisme et ses dangers, le harcèlement des machos, coutume très répandue dans ces contrées, qui devient pour les hommes mûrs une crainte de passer pour des détraqués, s’ils sourient seulement à une inconnue, ou les rapports père-fils.
Dans ce roman, Bioy Casares déployait son immense talent de conteur. Il était un des maîtres du «fantastique argentin», qui se caractérisait par un subtil glissement du réel le plus quotidien vers des situations étonnantes, qui pouvaient appartenir à notre monde ou en être complètement exclues. Et surtout il le faisait avec en permanence un humour amical mais piquant qui accompagne d’un sourire l’évocation de problèmes graves.
Copi
Dessinateur (la caustique «femme assise»), acteur et metteur en scène de théâtre, auteur de nombreuses pièces et de quelques textes en prose, Copi, d’origine argentine, a régné sur la culture marginale française entre les années soixante et 1987, date de sa mort. Ses pièces sont toujours jouées (ceux qui ont vu la reprise l’an dernier de la Journée d’une rêveuse par l’immense Marilu Marini ne sont pas près de l’oublier !) Les éditions Christian Bourgois publient une nouvelle édition de son théâtre et de trois textes en prose. Le volume intitulé Théâtre se compose de huit pièces essentielles de Copi accompagnées (quelle bonne idée) de commentaires très enrichissants de Michel Cournot ou de Jorge Lavelli, entre autres. Disons seulement que, ce qui n’est pas si fréquent en ce qui concerne le théâtre, la lecture de ces textes est presque aussi enthousiasmante que de les voir joués sur scène. La fantaisie débridée, les excès, les provocations permanentes sont aussi forts pour un lecteur que pour un spectateur.
Quant aux «Romans», en fait un roman et des nouvelles, ce sont deux-cents pages qui permettent de connaître l’écrivain dans toute l’étendue de sa particularité. L’Uruguayen, ce sont trente pages de délire absurde voisin du surréalisme où l’on croise des poules qui aussitôt sorties de l’œuf deviennent des poulets rôtis, une veuve ressuscitée, un chien borgne, dans lequel pourtant l’Argentin s’amuse très sérieusement à comparer Uruguay et Argentine et surtout leurs habitants. Le bal des folles, dont le titre, s’il dit clairement le décor et l’ambiance, ne révèle pas la douleur qui le parcourt, la fin tragique d’un amour homosexuel bien plus marquant pour l’auteur que ce qu’il veut bien avouer. Les boîtes de travestis parisiennes des années soixante semblent être des lieux où explosent dérision et joie colorée et artificielle, mais qui ne cachent pas toujours très bien des solitudes et des malaises. La crudité de certaines scènes s’achève dans un désespoir qu’on ne veut surtout pas extérioriser. Une langouste pour deux est une suite de courts récits volontairement choquants, publiés initialement dans Hara Kiri.
Christian ROINAT
Près du cœur sauvage de Clarice Lispector, traduit du portugais (Brésil) par Regina Helena de Oliveira Machado, éd. des femmes– Antoinette Fouque, 256 p., 16,50 €. Journal de la guerre au cochon d’Adolfo Bioy Casares, traduit de l’espagnol (Argentine) par Françoise Rosset, éd. Robert Laffont, coll. Pavillons poche, 286 p., 9 €. Théâtre de Copi, éd. Christian Bourgois, 496 p., 20 €. Romans de Copi, éd. Christian Bourgois, 205 p., 15 €.