Eduardo Halfon, né un peu par hasard au Guatemala dans une famille d’origine libanaise d’un côté et polonaise de l’autre, parle généralement dans ses romans de ses origines et de ses proches. Dans ce nouveau livre, il revient sur un épisode mystérieux, devenu tabou pour ses parents, la mort d’un oncle, à l’âge de cinq ans, de laquelle on refuse de parler. L’enquête qu’il décide de mener ouvre la porte à un récit d’une extraordinaire richesse.
Photo : El Cultural/Gallimard
Certains secrets ou semi-secrets de famille vous poursuivent pendant des années, justement parce que ce sont des secrets ou des semi-secrets. Ce qu’on ne sait pas prend une place infiniment plus importante que ce que l’on sait ou que ce que l’on croit savoir. Salomón, le frère aîné du père d’Eduardo, est mort à l’âge de cinq ans, noyé dans le lac Amatitlán au Guatemala où résidait la famille à l’époque. C’est ce qui se dit dans la famille, mais jamais personne n’ajoute rien sur le sujet. Les enfants connaissaient le drame, mais le nom même de Salomón était interdit.
Depuis, la famille a beaucoup changé de lieux, entre le Guatemala, le Mexique et les États-Unis. Des années plus tard, adulte, Eduardo revient près du lac pour tenter, sinon de savoir, du moins d’imaginer l’épisode lointain de la mort de l’enfant.
À nouveau sur les lieux où il a passé quelques années, Eduardo laisse s’exhaler ses souvenirs d’enfance et d’adolescence et des personnages qui l’ont marqué : le vieux don Isidoro, inlassable conteur, un des grands-pères, édenté à la suite de séjours dans plusieurs camps de concentration, ou l’autre, passionné par l’histoire de l’aviation, qui laisse totalement indifférents Eduardo et son jeune frère, lui reviennent. Un souvenir lointain en entraîne un autre plus récent, qui lui fait penser à un autre moment de sa vie de jeune homme.
C’est ainsi que se tisse un réseau de sensations floues ou précises qui mettent en perspective passé et présent. La distance que prend naturellement Eduardo Halfon est remarquable : malgré sa proximité avec ses proches victimes du nazisme, il rejette tout militantisme, tout excès. Tout n’est qu’humain dans ses évocations et les sentiments qui en ressortent n’en sont que plus forts. La visite ‒ qui lui est imposée ‒ d’un camp, au-delà du malaise causé par le côté « touristique », devient un parcours vers la connaissance personnelle plus que purement historique.
Dans cette famille où l’on parle presque indifféremment arabe, français, espagnol ou hébreu (« une langue est un scaphandre », dit l’auteur), les souvenirs eux aussi semblent éparpillés, comme des flashs, une image fuyante remplacée par une autre, photos de femmes en bikini, dans l’usine tenue un temps par son père en Floride, ou une place déserte sous la pluie dans un village guatémaltèque, à mille lieues des images riantes destinées aux touristes.
Cette quête d’un passé familial mystérieux parce que refusé aux générations suivantes donne lieu à une promenade sereine malgré tout, à une redécouverte entre la « grande » histoire, tragique pour la famille de l’auteur, et les mille faits personnels, sans importance apparemment, qui constituent le passé de tout être humain, les relations fluctuantes avec son frère, plus jeune de quatorze mois, par exemple.
On ne peut être que séduit par cette langue simple mais prenante, par ces sauts dans le temps et les lieux, par les révélations, fiables ou pas. Eduardo Halfon prouve là que l’on peut faire une grande œuvre avec des petits riens, ou ce qui peut passer pour tel.
Christian ROINAT
Deuil d’Eduardo Halfon, traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg, Gallimard, coll. Quai Voltaire – La Table Ronde, 160 p., 15,80 €. Eduardo Halfon en espagnol : Mañana nunca le hablamos / Monasterio / Signor Hoffmann / La pirueta, ed. Pre Textos, Valencia. Saturne, Meet, Saint-Nazaire / La pirouette / Monastère / Signor Hoffmann / Le boxeur polonais, éd. Quai Voltaire.